à nous, que l’on dise qu’il y a des voleurs dans le régiment de Pavlograd; n’est-ce pas, Denissow?»
Denissow, silencieux et immobile, lançait de temps en temps un coup d’œil à Rostow.
«Nous autres vieux soldats, qui avons grandi avec le régiment et qui espérons y mourir, son honneur nous tient au cœur, et Bogdanitch le sait bien. C’est mal, c’est mal; fâchez-vous si vous voulez, je n’ai jamais mâché la vérité à personne.
– Il a raison, que diable, s’écria Denissow… eh bien, Rostow, eh bien!…»
Rostow, rougissant et pâlissant tour à tour, portait ses regards de l’un à l’autre:
«Non, messieurs, non, ne pensez pas… ne me croyez pas capable de… l’honneur du régiment m’est aussi cher… et je le prouverai… et l’honneur du drapeau aussi. Eh bien, oui, j’ai eu tort, complètement tort, que vous faut-il encore?»
Et ses yeux se mouillèrent de larmes.
«Très bien, comte, s’écria Kirstein en se levant et en lui tapant sur l’épaule avec sa large main.
– Je te le disais bien, dit Denissow, c’est un brave cœur.
– Oui, c’est bien, très bien, comte, répéta le vieux militaire, en honorant le «junker» de son titre, en reconnaissance de son aveu… Allons, allons, faites vos excuses, Excellence.
– Messieurs, je ferai tout ce que vous voudrez… personne ne m’entendra plus prononcer un mot là-dessus; mais quant à faire mes excuses, cela m’est impossible, je vous le jure: j’aurais l’air d’un petit garçon qui demande pardon.»
Denissow partit d’un éclat de rire.
«Tant pis pour vous! Bogdanitch est rancunier; vous payerez cher votre obstination.
– Je vous le jure, ce n’est pas de l’obstination, je ne puis pas vous expliquer ce que j’éprouve… je ne le puis pas.
– Eh bien, comme il vous plaira! Et où est-il, ce misérable? Où s’est-il caché? Demanda Kirstein, en se tournant vers Denissow.
– Il fait le malade, on le portera malade dans l’ordre du jour de demain.
– Oui, c’est une maladie: impossible de comprendre cela autrement.
– Maladie ou non, je lui conseille de ne pas me tomber sous la main, je le tuerais,» s’écria Denissow avec fureur.
En ce moment Gerkow entra.
«Toi! Dirent les officiers.
– En marche, messieurs! Mack s’est rendu prisonnier avec toute son armée.
– Quel canard!
– Je l’ai vu, vu de mes propres yeux.
– Comment, tu as vu Mack vivant, en chair et en os?
– En marche! En marche! Vite une bouteille pour la nouvelle qu’il apporte! Comment es-tu tombé ici?
– On m’a de nouveau renvoyé au régiment à cause de ce diable de Mack. Le général autrichien s’est plaint de ce que je l’avais félicité de l’arrivée de son supérieur. Qu’as-tu donc, Rostow, on dirait que tu sors du bain?
– Ah! Mon cher, c’est un tel gâchis ici depuis deux jours!»
L’aide de camp du régiment entra et confirma les paroles de Gerkow.
Le régiment devait se mettre en marche le lendemain:
«En marche, messieurs! Dieu merci, plus d’inaction!»
VI
Koutouzow s’était replié sur Vienne, en détruisant derrière lui les ponts sur l’Inn, à Braunau, et sur la Traun, à Lintz. Pendant la journée du 23 octobre, les troupes passaient la rivière Enns. Les fourgons de bagages, l’artillerie, les colonnes de troupes traversaient la ville en défilant des deux côtés du pont. Il faisait un temps d’automne doux et pluvieux. Le vaste horizon qui se déroulait à la vue, des hauteurs où étaient placées les batteries russes pour la défense du pont, tantôt se dérobait derrière un rideau de pluie fine et légère qui rayait l’atmosphère de lignes obliques, tantôt s’élargissait lorsqu’un rayon de soleil illuminait au loin tous les objets, en leur prêtant l’éclat du vernis. La petite ville avec ses blanches maisonnettes aux toits rouges, sa cathédrale et son pont, des deux côtés duquel se déversait en masses serrées l’armée russe, était située au pied des collines. Au tournant du Danube, à l’embouchure de l’Enns, on apercevait des barques, une île, un château avec son parc, entourés des eaux réunies des deux fleuves, et, sur la rive gauche et rocheuse du Danube, s’étendaient dans le lointain mystérieux des montagnes verdoyantes, aux défilés bleuâtres, couvertes d’une forêt de pins à l’aspect sauvage et impénétrable, derrière laquelle s’élançaient les tours d’un couvent, et bien loin, sur la hauteur, on entrevoyait les patrouilles ennemies. En avant de la batterie, le général commandant l’arrière-garde, accompagné d’un officier de l’état-major, examinait le terrain à l’aide d’une longue-vue; à quelques pas de lui, assis sur l’affût d’un canon, Nesvitsky, envoyé à l’arrière-garde par le général en chef, faisait à ses camarades les honneurs de ses petits pâtés arrosés de véritable Doppel-Kummel1. Le cosaque qui le suivait lui présentait le flacon et la cantine, pendant que les officiers l’entouraient gaiement, les uns à genoux, les autres assis à la turque sur l’herbe mouillée.
«Pas bête ce prince autrichien qui s’est construit ici un château! Quel charmant endroit! Eh bien, messieurs, vous ne mangez plus!
– Mille remerciements, prince, répondit l’un d’eux, qui trouvait un plaisir extrême à causer avec un aussi gros bonnet de l’état-major…
– Le site est ravissant: nous avons côtoyé le parc et aperçu deux cerfs, et quel beau château!
– Voyez, prince, dit un autre qui, se faisant scrupule d’avaler encore un petit pâté, détourna son intérêt sur le paysage: voyez, nos fantassins s’y sont déjà introduits; tenez, là-bas derrière le village, sur cette petite prairie, il y en a trois qui traînent quelque chose. Ils l’auront bien vite nettoyé, ce château! Ajouta-t-il avec un sourire d’approbation.
– Oui, oui, dit Nesvitsky, en introduisant un petit pâté dans sa grande et belle bouche aux lèvres humides. Quant à moi, j’aurais désiré pénétrer là dedans, continua-t-il en indiquant les hautes tours du couvent situé sur la montagne, et ses yeux brillèrent en se fermant à demi.
– Ne serait-ce pas charmant, avouez-le, messieurs?… Pour effrayer ces nonnettes, j’aurais, ma foi, donné cinq ans de ma vie… des Italiennes, dit-on, et il y en a de jolies.
– D’autant plus qu’elles s’ennuient à mourir,» ajouta un officier plus hardi que les autres.
Pendant ce temps, l’officier de l’état-major indiquait quelque chose au général, qui l’examinait avec sa longue-vue.
«C’est ça, c’est ça! Répondit le général d’un ton de mauvaise humeur, en abaissant sa lorgnette et en haussant les épaules… Ils vont tirer sur les nôtres!… Comme ils traînent!»
À l’œil nu, on distinguait de l’autre côté une batterie ennemie, de laquelle s’échappait une légère fumée d’un blanc de lait, puis on entendit un bruit sourd et l’on vit nos troupes hâter le pas au passage de la rivière. Nesvitsky se leva en s’éventant, et s’approcha du général, le sourire sur les lèvres.
«Votre