chevaux se fit entendre derrière eux: c’était Koutouzow et sa suite qui revenaient en ville. Il fit un signe pour permettre aux soldats de continuer librement leur marche. Au second rang du flanc droit que rasait la haute calèche, la figure de Dologhow, le soldat aux yeux bleus, attirait l’attention: sa démarche cadencée, gracieuse et hardie à la fois, son regard assuré et moqueur, jeté comme un défi à ceux qui le dépassaient, paraissaient les plaindre de ne point faire leur entrée à pied comme lui et sa joyeuse compagnie, le sous-lieutenant de hussards, Gerkow, le même qui s’était amusé à imiter le général commandant le régiment, modéra l’allure de son cheval pour se rapprocher de Dologhow; bien qu’il eût été, lui aussi, du nombre des viveurs dont ce dernier avait été le chef de file, il s’était pourtant prudemment abstenu jusqu’à ce moment de renouer connaissance avec le disgracié: les quelques mots dits par Koutouzow lui firent changer de tactique, et feignant une véritable joie:
«Comment cela va-t-il» cher ami? Lui dit-il.
– Comme tu vois,» répondit froidement Dologhow.
La chanson toujours vive et légère accompagnait d’une façon étrange la désinvolture comique de Gerkow et les réponses glaciales de son ex-camarade.
«Eh bien, t’arranges-tu avec tes chefs?
– Mais oui, pas mal; ce sont de braves gens: tu t’es donc faufilé dans l’état-major?
– J’y suis attaché, je fais le service.»
Ils se turent tous les deux: «Le faucon est bien lancé et lancé de la main droite,» reprenait la chanson, et, en l’écoutant, on se sentait involontairement plein de confiance et de résolution.
Leur conversation aurait certainement changé de ton sans ce joyeux accompagnement:
«Les Autrichiens sont-ils battus? Est-ce vrai? Demanda Dologhow.
– On le dit, mais qui diable peut le savoir!
– Tant mieux, répliqua brièvement Dologhow, en suivant la cadence.
– Viens chez nous ce soir, veux-tu? Nous aurons un pharaon!
– Vous avez donc beaucoup d’argent?
– Viens toujours!
– Impossible. J’ai fait le vœu de ne jouer ni boire jusqu’à ce que j’aie regagné mon grade.
– Eh bien, alors ce sera à la première affaire.
– Eh bien! Alors, on verra!
– Viens tout de même: si tu as besoin de quelque chose, l’état-major t’aidera.»
Dologhow sourit:
«Ne t’occupe pas de moi; je ne demanderai rien, je prendrai ce dont j’aurai besoin.
– Soit, c’était seulement pour…
– C’est ça, moi aussi c’était seulement pour…
– Adieu!
– Adieu!…»
Et bien haut et bien loin: «Là-bas, là-bas dans la patrie,» continuait la chanson, pendant que Gerkow éperonnait son cheval; le cheval, couvert d’écume et galopant en mesure au son de la musique, dépassa la compagnie et rejoignit bientôt la haute calèche.
III
À peine rentré chez lui, Koutouzow, accompagné du général autrichien, s’était rendu tout droit dans son cabinet de travail: là il se fit donner par son aide de camp, le prince Bolkonsky, des papiers qui se rapportaient à l’état des troupes, et des lettres qui avaient été reçues la veille, de l’archiduc Ferdinand, commandant l’armée d’avant-garde. Une carte était étalée sur la table, devant laquelle s’assirent Koutouzow et son compagnon, un des membres du Hofkriegsrath (conseil supérieur de la guerre). Tout en recevant les papiers de la main de Bolkonsky, et en lui faisant signe de rester auprès de lui, il continua la conversation en français, en donnant à ses phrases, qu’il énonçait avec lenteur, une certaine élégance de tournure et d’inflexion, qui les rendait agréables à l’oreille; il semblait s’écouter lui-même avec un plaisir marqué:
«Voici mon unique réponse, général: si l’affaire en question n’avait dépendu que de moi, la volonté de S. M. L’Empereur François aurait été aussitôt accomplie et je me serais joint à l’archiduc. Veuillez croire que personnellement j’aurais déposé avec joie le commandement de cette armée, ainsi que la lourde responsabilité dont je suis chargé, entre les mains d’un de ces généraux, plus éclairés et plus capables que moi, dont l’Autriche fourmille; mais les circonstances enchaînent souvent nos volontés.»
Le sourire qui accompagnait ces derniers mots justifiait pleinement la visible incrédulité de l’Autrichien. Quant à Koutouzow, assuré de ne pas être contredit en face, et c’était là pour lui le point principal, peu lui importait le reste!
Force fut donc à son interlocuteur de répondre sur le même ton, tandis que le son de sa voix trahissait sa mauvaise humeur et contrastait plaisamment avec les paroles flatteuses, étudiées à l’avance, qu’il laissait échapper avec effort.
«Tout au contraire, Excellence, l’Empereur apprécie hautement ce que vous avez fait pour nos intérêts communs; nous trouvons seulement que la lenteur de votre marche empêche les braves troupes russes et leurs chefs de cueillir des lauriers, comme ils en ont l’habitude.»
Koutouzow s’inclina, ayant toujours son sourire railleur sur les lèvres.
«Ce n’est pas mon opinion; je suis convaincu, au contraire, en me fondant sur la lettre dont m’a honoré S. A. I. L’archiduc Ferdinand, que l’armée autrichienne, commandée par un général aussi expérimenté que le général Mack, est en ce moment victorieuse et que vous n’avez plus besoin de notre concours.»
L’Autrichien maîtrisa avec peine une explosion de colère. Cette réponse s’accordait peu, en effet, avec les bruits qui couraient sur une défaite de ses compatriotes, et cette défaite, les circonstances la rendaient d’ailleurs probable; aussi avait-elle l’air d’une mauvaise plaisanterie, et pourtant le général en chef, calme et souriant, avait le droit d’émettre ces suppositions, car la dernière lettre de Mack lui-même parlait d’une prochaine victoire et faisait l’éloge de l’admirable position de son armée au point de vue stratégique.
«Passe-moi la lettre, dit-il au prince André. Veuillez écouter…»
Et il lut en allemand le passage suivant:
«L’ensemble de nos forces, 70000 hommes environ, nous permet d’attaquer l’ennemi et de le battre, s’il tentait le passage du Lech. Dans le cas contraire, Ulm étant à nous, nous pouvons ainsi rester maîtres des deux rives du Danube, le traverser au besoin pour lui tomber dessus, couper ses lignes de communication, repasser le fleuve plus bas, et enfin l’empêcher de tourner le gros de ses forces contre nos fidèles alliés. Nous attendrons ainsi vaillamment le moment où l’armée impériale de Russie sera prête à se joindre à nous, pour faire subir à l’ennemi le sort qu’il a mérité.»
En terminant cette longue phraséologie, Koutouzow poussa un soupir et releva les yeux.
«Votre Excellence n’ignore point que le sage doit toujours prévoir le pire, reprit son vis-à-vis, pressé de mettre fin aux railleries pour aborder sérieusement la question; il jeta malgré lui un coup d’œil sur l’aide de camp.
– Mille excuses, général…»
Et Koutouzow, l’interrompant, s’adressa au prince André:
«Veux-tu,