León Tolstoi

La Guerre et la Paix (Texte intégral)


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auriez pu vous épargner la peine de me le dire, mon père, répliqua le prince André en souriant. J’ai aussi une prière à vous adresser: si je suis tué et qu’il me soit né un fils, gardez-le auprès de vous, élevez-le ici, je vous en supplie!

      – Il ne faudra donc pas le rendre à ta femme?…»

      Et il essaya de rire, mais un frisson nerveux agita son menton.

      «Va-t’en, s’écria-t-il en haussant la voix, et il poussa son fils hors du cabinet.

      – Qu’y a-t-il? Qu’est-il arrivé?» demandèrent anxieusement les deux princesses, en voyant le vieillard apparaître dans sa robe de chambre, ses lunettes sur le nez, et sans perruque.

      Il se retira aussitôt.

      Le prince André soupira sans répondre:

      «Eh bien? Dit-il à sa femme d’un ton froidement railleur, comme s’il l’invitait à jouer ses petites comédies.

      – André, déjà!» et la petite princesse pâlit de crainte et d’émotion; il l’embrassa, elle poussa un cri et s’évanouit. Soulevant sa tête penchée sur son épaule, il lui jeta un long regard et la déposa doucement dans un fauteuil.

      «Adieu, Marie,» dit-il tout bas à sa sœur; leurs mains s’enlacèrent, et, la baisant au front, il sortit à pas précipités. MlleBourrienne frottait les tempes de la petite princesse; la princesse Marie la soutenait et envoyait, de ses yeux voilés de pleurs, encore un dernier regard et une dernière bénédiction à son frère, tandis que le vieux prince se mouchait fréquemment et avec un tel bruit, dans son cabinet, qu’on aurait cru entendre des coups de pistolet tirés avec colère. Elle le vit tout à coup paraître sur le seuil du salon.

      «Il est parti!… Allons, c’est bien!…»

      Et, apercevant la jeune femme évanouie, il secoua la tête d’un air fâché, et rentra brusquement chez lui, en refermant la porte avec violence.

      CHAPITRE II

      I

      L’armée russe occupait, en octobre 1805, un certain nombre de villes et de villages de l’archiduché d’Autriche. On y voyait arriver chaque jour de nouveaux régiments, dont le séjour pesait lourdement sur le pays et sur ses habitants. Ces forces, toujours croissantes, se concentraient autour de la forteresse de Braunau, quartier général du commandant en chef Koutouzow.

      C’était le 11 octobre, et un régiment d’infanterie, fraîchement arrivé, s’était arrêté à un demi-mille de la ville. Il n’avait rien emprunté dans son aspect à la localité étrangère qui lui servait de cadre. Malgré les vergers, les murs en pierre, les toits en tuile qui l’entouraient et les montagnes qui se dessinaient à l’horizon, il était bien toujours le type d’un régiment russe, se préparant dans son pays pour l’inspection de son chef.

      L’ordre du jour qui annonçait l’inspection lui était parvenu la veille, à la dernière étape; mais comme la rédaction présentait quelque obscurité, le chef du régiment avait été obligé d’assembler le conseil des chefs de bataillon, pour décider de la tenue exigée en cette occasion. Devait-on se mettre en tenue de campagne ou en grande tenue? On opina pour la dernière alternative; mieux valait montrer trop de zèle que trop peu. Les soldats se mirent à l’œuvre: malgré les trente verstes qu’ils venaient de parcourir, pas un ne ferma l’œil de la nuit, tout fut raccommodé et nettoyé.

      Les aides de camp et les chefs de compagnie comptaient leurs soldats, formaient les rangs, et, quand le jour fut venu, leurs regards charmés purent s’arrêter sur une masse compacte de 2000 hommes bien serrés et bien alignés, à la place de la foule débraillée de la veille. Chacun était à son poste et savait ce qu’il avait à faire: pas un bouton, pas une petite courroie ne manquait, tout reluisait et étincelait au soleil.

      Tout était donc en ordre, et le général en chef pouvait sans crainte passer en revue chacun des soldats, car sa chemise était blanche, et son havresac contenait le nombre d’objets réglementaire. Un seul détail laissait à désirer: c’était la chaussure, qui s’en allait en lambeaux; le régiment avait, il est vrai, fourni ses mille verstes, et les intendances du pays faisaient la sourde oreille aux constantes réclamations du chef de régiment pour en obtenir la matière première nécessaire à la confection des bottes. Ce chef était un gros général d’un âge avancé, d’un tempérament sanguin, avec des épaules carrées, des sourcils et des favoris grisonnants. Son uniforme neuf et brillant laissait voir toutefois quelques traces inévitables d’un séjour prolongé dans le porte-manteau; ses lourdes épaulettes lui élevaient les épaules jusqu’au ciel; il se promenait devant le front en se dandinant, le corps légèrement incliné en avant, avec l’air satisfait d’un homme qui vient d’accomplir un acte solennel. Il était fier de son régiment, auquel son âme appartenait tout entière; sa démarche trahissait peut-être bien encore d’autres préoccupations, car, en dehors de ses soucis militaires, les intérêts du bien-être général, et le beau sexe en particulier, occupaient une large place dans son cœur.

      «Eh bien, mon cher Michel Dmitriévitch,» dit-il en s’adressant à un chef de bataillon qui s’avançait en souriant d’un air également heureux… «Rude besogne cette nuit… hein? Pas mal ficelé notre régiment!… Il n’est pas des derniers… hein?» Le commandant eut l’air de goûter cette plaisanterie de son chef et se mit à rire.

      «Certainement… On ne nous aurait pas renvoyés du Champ de Mars.

      – Qu’y a-t-il?» s’écria le général, qui venait d’apercevoir deux cavaliers, un aide de camp et un cosaque, arrivant par la grand’route qui menait à la ville et sur laquelle de distance en distance étaient échelonnés des fantassins en vedette. Le premier, qui était envoyé du quartier général pour expliquer l’ordre du jour de la veille, annonça que la volonté du général en chef était que le régiment se présentât devant lui en tenue de campagne et sans préparatifs d’aucune sorte. Un membre du conseil de guerre (Hofkriegsrath) était arrivé la veille de Vienne pour engager Koutouzow à rejoindre au plus vite l’armée de l’archiduc Ferdinand et de Mack; cette proposition n’était pas du goût du général en chef, qui y faisait une vive opposition, et, comme preuve à l’appui, il tenait à faire constater par l’Autrichien lui-même en quel triste état se trouvaient les troupes russes après leur longue marche.

      L’aide de camp, qui ignorait ces détails, se borna à dire que le général en chef serait très mécontent s’il ne trouvait pas le régiment en tenue de campagne. À ces mots, le pauvre général baissa la tête, haussa silencieusement les épaules et se tordit les mains de désespoir:

      «Nous voilà bien! Quand je vous le disais, Michel Dmitriévitch… tenue de campagne, donc en capotes, ajouta-t-il en s’adressant avec humeur au commandant de bataillon… – Ah! Mon Dieu! Messieurs les chefs de bataillon, s’écria-t-il d’une voix habituée au commandement et il avança d’un pas… Messieurs les sergents-majors!… Son Excellence sera-t-elle bientôt ici? Demanda-t-il avec une respectueuse déférence à l’aide de camp.

      – Dans une heure, je pense.

      – Aurons-nous seulement le temps de changer de tenue?

      – Je l’ignore, mon général…» Et le chef de régiment s’approcha des rangs et donna ses ordres. Les commandants de bataillon se mirent à courir, les sergents-majors à s’agiter, et en une seconde les carrés, jusqu’alors immobiles et silencieux, se rompirent et se dispersèrent. Ce ne fut plus que le bourdonnement confus d’une foule en mouvement: les soldats se précipitaient dans tous les sens, chargeaient leurs havresacs sur leurs épaules et, élevant leurs capotes en l’air par-dessus leur tête, en enfilaient les manches à la hâte.

      «Qu’est-ce que cela? Qu’est-ce que c’est que cela? S’écria