sévère et correcte de sa maison, qu’on aurait pu y soupçonner une arrière-pensée de sa part.
Deux heures venaient donc de sonner au cartel, et la pendule du salon y répondait mélancoliquement, lorsque le prince parut; ses yeux brillants, pleins de feu, surplombés de leurs épais sourcils gris, glissèrent rapidement sur toutes les personnes présentes pour se fixer sur la petite princesse. À sa vue, elle fut saisie de ce sentiment de respect et de crainte que son beau-père savait inspirer à tout son entourage. Il lui caressa doucement les cheveux et lui donna une petite tape sur la nuque.
«Je suis bien aise, bien aise,» dit-il.
Et, l’ayant dévisagée une seconde, il la quitta aussitôt pour s’asseoir à table:
«Asseyez-vous, asseyez-vous, Michel Ivanovitch.»
Il indiqua à sa belle-fille une chaise à côté de lui, et le valet de chambre la lui avança.
«Oh! Oh! Fit le vieux prince en jetant un regard sur sa taille arrondie; trop de hâte, c’est mal! Il faut marcher, beaucoup marcher, beaucoup!…»
Et sa bouche riait d’un rire sec et désagréable, tandis que ses yeux ne disaient rien.
La petite princesse ne l’entendit pas ou fit semblant de ne pas l’avoir entendu; elle garda un silence embarrassé jusqu’au moment où il lui demanda des nouvelles de son père et de différentes autres connaissances; alors elle sourit et retrouva son entrain en lui racontant tous les petits commérages de la capitale.
«La pauvre comtesse Apraxine a perdu son mari et elle a pleuré toutes les larmes de son corps!…»
Plus elle s’animait, plus le vieux prince l’étudiait d’un air sévère; tout à coup il se détourna brusquement: on aurait dit qu’il n’avait plus rien à apprendre:
«Eh bien, Michel Ivanovitch, s’écria-t-il, il va arriver malheur à votre Bonaparte. Le prince André (il ne parlait jamais de son fils qu’à la troisième personne) me l’a expliqué; de terribles forces s’amassent contre lui… Et dire qu’à nous deux, vous et moi, nous l’avons toujours tenu pour un imbécile!»
Michel Ivanovitch savait parfaitement n’avoir jamais eu pareille opinion en si flatteuse compagnie: aussi comprit-il que sa personne servait d’entrée en matière; il regarda le jeune prince avec une certaine surprise, ne sachant pas trop ce qui allait suivre.
«C’est un grand tacticien,» dit le prince à son fils, en désignant Michel Ivanovitch, et il reprit son thème favori, c’est-à-dire la guerre, Bonaparte, les grands capitaines et les hommes d’État du moment. Il n’y avait, selon lui, à la tête des affaires que des écoliers ignorant les premières notions de la science militaire et administrative; Bonaparte n’était qu’un petit Français sans importance, dont les succès devaient être attribués au manque des Potemkin et des Souvorow. L’état de l’Europe n’offrait aucune complication, et il n’y avait point de guerre sérieuse, mais une comédie de marionnettes, jouée par les grands faiseurs pour tromper le public.
Le prince André répondait gaiement à ces plaisanteries, et les provoquait même pour engager son père à continuer.
«Le passé l’emporte toujours sur le présent, et pourtant Souvorow s’est laissé prendre au piège tendu par Moreau; il n’a pas su s’en tirer.
– Qui te l’a dit? Qui te l’a dit? S’écria le prince. Souvorow…»
Et il jeta en l’air son assiette, que le vieux Tikhone eut l’adresse de saisir au vol.
«Frédéric et Souvorow, en voilà deux; mais Moreau! Moreau était prisonnier si Souvorow avait été libre d’agir; mais il avait sur son dos le Hof-kriegs-wurstschnapsrath, dont le diable ne se serait pas débarrassé. Vous verrez; vous verrez ce qu’est un Hof-kriegs-wurstschnapsrath! Si Souvorow n’a pas eu ses coudées franches avec lui, ce n’est pas Michel Koutouzow qui les aura. Non, mon ami, vos généraux ne vous suffiront pas: il vous faudra des généraux français, de ceux qui se retournent contre les leurs pour lutter avec Bonaparte. On a déjà envoyé à New-York l’Allemand Pahlen à la recherche de Moreau, ajouta-t-il en faisant allusion à la proposition faite à ce dernier d’entrer au service de la Russie. C’est inouï! Les Potemkin, les Souvorow, les Orlow, étaient-ils des Allemands? Crois-moi, ou bien ils n’ont plus de cervelle, ou bien c’est moi qui ai perdu la mienne. Je vous souhaite bonne chance, mais nous verrons. Bonaparte un grand capitaine? Oh! Oh!
– Je suis loin de trouver notre organisation parfaite, mais j’avoue que je ne partage pas votre manière de voir; moquez-vous de Bonaparte, si cela vous plaît: il n’en sera pas moins un grand capitaine.
– Michel Ivanovitch, s’écria le vieux prince, entendez-vous?»
L’architecte, qui était fort occupé de son rôti, avait espéré se faire oublier.
«L’entendez-vous? Je vous ai toujours soutenu que Bonaparte était un grand tacticien: eh bien, c’est aussi son avis à lui.
– Mais certainement, Excellence, murmura Michel Ivanovitch, pendant que le prince riait d’un rire sec.
– Bonaparte est né sous une heureuse étoile, ses soldats sont admirables, et puis il a eu la chance d’avoir affaire aux Allemands en premier et de les avoir battus: il faut être un bon à rien pour ne pas savoir les battre; depuis que le monde existe, on les a toujours rossés, et eux ne l’ont jamais rendu à personne!… Si! Pourtant, ils se sont rossés entre eux… mais cela ne compte pas! Eh bien, c’est à eux qu’il est redevable de sa gloire!…»
Et il se mit à énumérer toutes les fautes commises, selon lui, par Bonaparte, comme capitaine et comme administrateur. Son fils l’écoutait en silence, mais aucun argument n’aurait été assez fort pour ébranler ses convictions, aussi fermement enracinées que celles de son père; seulement, il s’étonnait et se demandait comment il était possible à un vieillard solitaire et retiré à la campagne de connaître aussi bien dans leurs moindres détails toutes les combinaisons politiques et militaires de l’Europe.
«Tu crois que je n’y comprends rien, parce que je suis vieux? Eh bien, voilà:… cela me travaille… je n’en dors pas la nuit… Où est-il donc, ton grand capitaine? Où a-t-il fait ses preuves?
– Ce serait trop long à démontrer.
– Eh bien, va le rejoindre, ton Bonaparte! Voilà encore un admirateur de votre goujat d’empereur! S’écria-t-il en excellent français.
– Vous savez que je ne suis pas bonapartiste, mon prince.
– «Ne sait quand reviendra,» fredonna le vieillard d’une voix fausse, et c’est en riant tout jaune qu’il se leva de table.
Tant qu’avait duré la discussion, la petite princesse était restée silencieuse et effarouchée, regardant tour à tour son mari, son beau-père et sa belle-sœur. À peine le dîner fini, elle prit cette dernière par le bras, et l’entraînant dans la pièce voisine:
«Quel homme d’esprit que votre père! C’est à cause de cela, je crois, qu’il me fait peur!
– Il est si bon!» répondit la princesse Marie.
XXVIII
On était au lendemain et le prince André partait dans la soirée. Quant au vieux prince, il n’avait rien changé à ses habitudes et s’était retiré chez lui après le dîner. Sa belle-fille était chez la princesse Marie, pendant que son fils, après avoir ôté son uniforme et mis une redingote sans épaulettes, faisait ses derniers préparatifs de départ avec l’aide de son valet de chambre. Il visita lui-même avec soin sa calèche de voyage, ses valises, et donna l’ordre d’atteler. Il