León Tolstoi

La Guerre et la Paix (Texte intégral)


Скачать книгу

d’esprit sérieuse au moment d’un départ ou d’un changement d’existence: on jette un coup d’œil en arrière et l’on fait des plans pour l’avenir. Le prince André était soucieux et attendri: il marchait de long en large, les mains croisées derrière le dos, regardant sans voir et hochant la tête d’un air absorbé. Craignait-il l’issue de la guerre, ou regrettait-il sa femme? L’un et l’autre peut-être; mais il était évident qu’il ne tenait pas à être surpris dans ces dispositions, car, à un bruit de pas qui se fit entendre dans la pièce voisine, il s’approcha vivement de la table, dégagea ses mains et fit semblant de ranger sa cassette, pendant que sa figure reprenait son expression habituelle de calme impénétrable.

      La princesse Marie entra en courant, et toute hors d’haleine: «On m’a dit que tu avais fait atteler, et moi qui désirais causer seule avec toi… car Dieu sait pour combien de temps nous allons nous séparer… Cela ne t’ennuie pas au moins que je sois venue?… Tu es bien changé, Andrioucha,» ajouta-t-elle, comme pour expliquer sa question.

      Elle n’avait pu s’empêcher de sourire en l’appelant ainsi, car il lui paraissait étrange que ce beau garçon, dont l’extérieur était si sévère, fût l’Andrioucha de ses jeux, le petit gamin efflanqué et polisson de son enfance.

      «Où est Lise? Dit-il en répondant à la question de sa sœur par un sourire.

      – Elle s’est endormie de fatigue sur mon canapé! Ah! André, quel trésor de femme vous avez là!… Une véritable enfant, gaie, vive: aussi je l’aime bien.»

      Le prince André s’était assis à côté de sa sœur et gardait le silence; un sourire ironique se jouait sur ses lèvres, elle le remarqua et reprit:

      «Il faut être indulgent pour ses petites faiblesses… Qui n’en a pas? Elle a été élevée dans le monde: sa position actuelle est très difficile… il faut se mettre à la place de chacun: tout comprendre, c’est tout pardonner. Tu avoueras qu’il est bien dur pour elle, dans l’état où elle se trouve, de se séparer de son mari et de rester seule à la campagne… oui, c’est très dur d’être obligée de rompre ainsi avec ses habitudes passées.»

      Le prince André l’écoutait comme on écoute les personnes que l’on connaît à fond.

      «Mais toi, tu vis bien à la campagne?… Tu trouves donc cette existence bien difficile à supporter?

      – Oh! Moi, c’est tout différent. Je ne connais rien, et je ne puis désirer une autre existence; mais, pour une jeune femme habituée à la vie du monde, enterrer ses plus belles années dans cette solitude, car, tu le sais, mon père est toujours occupé, et moi… et moi? Quelle ressource puis-je être pour elle?… Elle a toujours vécu dans la meilleure société… il ne lui reste donc que MlleBourrienne…

      – Elle me déplaît, votre Bourrienne!

      – Oh! Je t’assure qu’elle est très bonne, très gentille et surtout très malheureuse!… Elle n’a personne au monde… À dire vrai, elle me gêne plus qu’elle ne m’est utile; j’ai toujours été un véritable sauvageon et je préfère être seule!… Mon père l’aime, il est toujours bon pour elle et pour Michel Ivanovitch, car il est leur bienfaiteur, et comme dit Sterne: «On aime les gens en raison du bien qu’on leur fait et non du bien qu’ils nous font»… Mon père l’a recueillie orpheline, sur le pavé, et elle est vraiment bonne!… Sa façon de lire lui plaît, et tous les soirs elle lui fait sa lecture.

      – Voyons, Marie, dis-moi franchement, tu dois bien souffrir parfois du caractère de notre père?»

      La princesse Marie, atterrée par cette question, balbutia avec effort:

      «Moi, souffrir?

      – Il a toujours été dur, mais maintenant il doit être terriblement difficile à vivre, continua le prince André pour éprouver sa sœur.

      – Tu es bon, André, très bon, mais tu pèches par orgueil, reprit-elle, comme si elle eût répondu à ses propres pensées, et c’est très mal! Comment peux-tu te permettre un pareil jugement et supposer que notre père puisse inspirer autre chose que la vénération? Je suis heureuse et satisfaite auprès de lui, et je regrette que ce bonheur ne soit pas partagé par tout le monde.»

      Son frère secoua la tête avec incrédulité.

      «Une seule chose, à te parler franchement, m’inquiète et me tourmente: ce sont ses opinions en matière religieuse. Je ne puis comprendre qu’un homme aussi intelligent puisse s’égarer et s’aveugler au point de discuter sur des questions claires comme le jour. Voilà bien véritablement mon seul chagrin! Du reste il me semble, depuis quelque temps, voir en lui un léger progrès: ses plaisanteries sont moins mordantes, il a même consenti à recevoir la visite d’un moine, avec lequel il s’est longuement entretenu.

      – Oh! Oh! Je crains bien qu’avec lui, sur ce point, toi et le moine vous ne perdiez votre latin.

      – Ah! Mon ami, je prie Dieu de toute mon âme et j’espère qu’il m’entendra… André, ajouta-t-elle timidement, j’ai une prière à t’adresser!

      – Que puis-je faire pour toi?

      – Promets-moi de ne point la rejeter, cela ne te causera aucune peine: ce n’est rien, crois-le bien, qui soit indigne de toi, et ce sera pour moi une grande consolation. Promets-le-moi, Andrioucha, et, plongeant la main dans son sac, elle en retira un objet, qu’elle tint caché, comme si elle n’osait le présenter à son frère avant d’en avoir reçu une bonne et formelle réponse.

      – Dussé-je même faire un grand sacrifice, je…

      – Tu n’as qu’à en penser ce qu’il te plaira. Tu es tout juste comme mon père, mais peu m’importe; promets-le-moi, je t’en prie; notre grand-père l’a déjà portée pendant les guerres qu’il a faites, et tu la porteras aussi, n’est-ce pas?

      – Mais de quoi s’agit-il donc?

      – André, je te bénis avec cette petite image, et tu vas me promettre de ne jamais l’ôter de ton cou.

      – Uniquement pour te faire plaisir, et si elle n’est pas d’un poids à me le rompre», répliqua le prince André; mais l’expression chagrine que prit la figure de sa sœur, à cette mauvaise plaisanterie, le fit changer de ton: «Certainement, mon amie, je la reçois avec plaisir.

      – Il vaincra ta résistance, Il te sauvera, Il te pardonnera, et Il t’amènera à Lui, car Lui seul est la vérité et la paix,» dit-elle d’une voix tremblante d’émotion, en élevant au-dessus de la tête de son frère, d’un geste solennel et recueilli, une vieille image noircie par le temps. La sainte image, de forme ovale, représentait le Sauveur. Elle était enchâssée d’argent et suspendue à une petite chaîne du même métal. Après s’être signée, elle la baisa et la lui présenta: «Fais-le pour moi, je t’en prie!»

      Ses beaux yeux brillaient d’un doux et tendre éclat, son visage pâle et maladif en était comme transfiguré. Son frère étendit la main pour prendre l’image, mais elle l’arrêta. Il comprit et la baisa, en faisant le signe de la croix d’un air à la fois attendri et railleur.

      «Merci, mon ami, dit-elle en l’embrassant et en reprenant sa place à ses côtés. Sois bon et généreux, André, ne juge pas Lise avec sévérité… Elle est bonne, gentille, et sa position est très pénible.

      – Mais il me semble, Marie, que je n’ai jamais rien reproché à ma femme, ni témoigné aucun mécontentement. Pourquoi toutes ces recommandations?»

      Elle rougit, et se tut, confuse et interdite.

      «Mettons que je ne t’ai rien dit, mais je vois que d’autres ont parlé,