León Tolstoi

La Guerre et la Paix (Texte intégral)


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à son visage, et, une expression de gravité respectueuse succéda comme par enchantement à ses grimaces.

      La troisième compagnie était la dernière. Koutouzow s’arrêta pensif, cherchant évidemment à rappeler ses souvenirs. Le prince André fit un pas, et lui dit tout bas en français:

      «Vous m’avez ordonné de vous rappeler Dologhow, celui qui a été dégradé…

      – Où est Dologhow?» demanda-t-il aussitôt.

      Revêtu cette fois de la capote grise de soldat, Dologhow ne se fit point attendre; il sortit des rangs et présenta les armes: c’était décidément un soldat de belle mine, bien tourné, aux cheveux blonds, et aux yeux bleus et clairs.

      «Une plainte? Demanda Koutouzow, en fronçant légèrement les sourcils.

      – Non, c’est Dologhow, lui dit le prince André.

      – Ah! J’espère que cette leçon t’aura suffisamment corrigé; fais ton possible pour bien servir; l’Empereur est clément et je ne t’oublierai pas non plus, si tu le mérites.»

      Les yeux bleus et brillants de Dologhow le regardaient aussi hardiment qu’ils avaient regardé le chef du régiment, et leur expression semblait combler cet abîme de convention qui sépare le simple soldat du général en chef.

      «Une seule grâce, Excellence, dit-il de sa voix ferme, calme et vibrante… Veuillez m’accorder l’occasion d’effacer ma faute et de faire preuve de mon dévouement à l’empereur et à la Russie.»

      Koutouzow se détourna et se dirigea vers sa calèche d’un air maussade. Ces phrases banales, toujours les mêmes, l’ennuyaient et le fatiguaient:

      «À quoi bon, pensait-il, y répondre par un même refrain? à quoi bon ces vieilles et éternelles redites?»

      Le régiment se fractionna en compagnies, et se mit en marche pour aller près de Braunau occuper ses logements, s’y équiper, s’y chausser et s’y reposer.

      «Vous ne m’en voulez pas, n’est-ce pas, Prokhore Ignatovitch?…» dit le chef de régiment en s’adressant au capitaine, après avoir dépassé à cheval la troisième compagnie.

      Son visage exprimait la satisfaction sans bornes que lui causait l’inspection si heureusement terminée:

      «Le service de l’Empereur, vous savez?… Et puis on craint de se couvrir de honte devant le régiment: je suis toujours le premier à offrir des excuses… et il lui tendit la main.

      – De grâce, général, oserai-je penser que…»

      Et tandis que le nez du capitaine s’empourprait de joie, sa bouche, se fendant jusqu’aux oreilles en un large sourire, laissa voir ses dents ébréchées, dont les deux incisives avaient été perdues sans retour à l’assaut d’Ismaïl:

      «Dites également à M. Dologhow que je ne l’oublierai pas, qu’il soit tranquille… Comment se conduit-il, à propos?

      – Il est très exact à son devoir, Excellence, mais son caractère…

      – Comment, son caractère?

      – Cela lui prend par accès, Excellence; il y a des jours où il est bon, intelligent, instruit, et puis d’autres moments où c’est une bête féroce. N’a-t-il pas failli, tout dernièrement, assommer un juif en Pologne… vous le savez bien?…

      – Oui, oui, repartit le chef de régiment, mais il est à plaindre… il est malheureux… il a de hautes protections, ainsi vous ferez bien de…

      – Parfaitement, Excellence, et le sourire du capitaine disait assez qu’il avait compris l’intention de son supérieur.

      – Les épaulettes à la première affaire! S’écria le général, en jetant ces paroles à Dologhow, au moment où celui-ci passait. Dologhow se retourna en silence, et sourit d’un air railleur.

      – Bien, très bien! Continua le chef à haute voix pour se faire entendre des soldats: je donne de l’eau-de-vie à tout le monde et je remercie chacun de vous… Dieu soit loué!»

      Et il s’approcha d’une autre compagnie.

      «C’est un brave homme: après tout, on peut servir sous ses ordres, dit le capitaine en s’adressant à son officier subalterne.

      – En un mot, «le roi de cœur»! Lui répliqua l’officier subalterne, et il riait en appliquant au général le sobriquet qu’on lui avait donné.

      La joyeuse disposition d’humeur des officiers, causée par l’heureuse issue de la revue, avait vite fait son chemin parmi les soldats. Ils marchaient gaiement, tout en causant:

      «Qui donc a inventé que Koutouzow était borgne?

      – Ah! Pour cela, oui, il l’est!

      – Ah! Pour cela, non, te dis-je: bottes et tournevis, il a tout inspecté!

      – Oh! Quelle peur j’ai eue quand il a regardé les miennes et…

      – Et l’autre, dis donc, l’Autrichien? Un morceau de craie… quoi? Un vrai sac de farine! Quelle corvée d’avoir cela à blanchir!

      – Voyons, toi qui étais en avant, quand est-ce qu’ils ont dit qu’on se frotterait? Quand? On nous a pourtant bien dit que Bonaparte était ici à Braunau.

      – Bonaparte ici? En voilà une farce! Imbécile qui ne sait pas que le Prussien s’est révolté et que l’Autrichien doit lui marcher dessus… et alors, après qu’il l’aura rossé, il commencera la guerre avec Bonaparte. Va donc conter à d’autres qu’il est ici. Bonaparte à Braunau! On voit bien que t’es bête; ouvre donc tes oreilles, blanc-bec!

      – Ah! Ces diables de fourriers!… Voilà la cinquième compagnie qui tourne dans le village, et ils auront fait la soupe que nous ne serons pas encore là!

      – Voyons, passe-moi une croûte, que diable?

      – Ne t’ai-je pas donné du tabac hier soir… hein, pas vrai? Eh bien, prends-la, ta croûte… tiens!

      – Si au moins on s’arrêtait… mais non… encore cinq verstes à traîner son estomac creux.

      – Cela t’irait, dis donc, si les Allemands nous offraient leurs belles calèches: en voiture ce serait chic… hein?

      – Et le peuple d’ici?… as-tu vu? Ce n’est plus le même; le Polonais, c’était encore un sujet de l’Empereur; mais maintenant des Allemands tout le long… rien que cela.

      – En avant les chanteurs!» s’écria le capitaine, et une vingtaine de soldats sortirent des rangs.

      Le tambour qui dirigeait les chants se tourna vers eux, fit un geste et entonna la chanson commençant par ces mots: «Voilà la diane, voilà le soleil» et finissant par ceux-ci: «Et de la gloire nous en aurons avec Kamensky notre père.» Composée en Turquie, cette chanson était chantée aujourd’hui en Autriche; il n’y avait de changé que le nom de Koutouzow, mis récemment à la place de celui de Kamensky. Après avoir crânement enlevé ces dernières paroles, le tambour, un beau soldat, de quarante ans environ, avec des formes nerveuses, examina sévèrement ses camarades en fronçant les sourcils, pendant que ses mains, allant à droite et à gauche, semblaient lancer à terre un objet invisible. S’étant bien assuré que tous le regardaient, il releva doucement ses bras et les tint pendant quelques secondes immobiles au-dessus de sa tête, comme s’il soutenait avec le plus grand soin cet objet précieux et toujours invisible. Tout à coup, le rejetant brusquement, il entonna: «Mon toit, mon cher petit