chambre où se trouvait Rostow. Celui-ci, jetant la bourse sous l’oreiller, serra la main moite qui lui était tendue. Télianine avait été renvoyé de la garde peu temps avant la campagne; sa conduite était maintenant exempte de tout reproche, et cependant il n’était pas aimé. Rostow surtout ne pouvait ni surmonter ni cacher l’antipathie involontaire qu’il lui inspirait.
«Eh bien, jeune cavalier, êtes-vous content de mon petit Corbeau?» (c’était le nom du cheval vendu à Rostow). Le lieutenant ne regardait jamais en face la personne à laquelle il parlait, et ses yeux allaient sans cesse d’un objet à un autre…
«Je vous ai vu le monter ce matin.
– Mais il n’a rien de particulier, c’est un bon cheval, répondit Rostow, qui savait fort bien que cette bête payée sept cents roubles n’en valait pas la moitié… Il boite un peu de la jambe gauche de devant.
– C’est le sabot qui se sera fendu: ce n’est rien, je vous apprendrai à y mettre un rivet.
– Oui, apprenez-le-moi.
– Oh! C’est bien facile, ce n’est pas un secret; quant au cheval, vous m’en remercierez.
– Je vais le faire amener,» dit aussitôt Rostow pour se débarrasser de Télianine.
Et il sortit.
Denissow, assis par terre dans la pièce d’entrée, les jambes croisées, la pipe à la bouche, écoutait le rapport du maréchal des logis. À la vue de Rostow, il fit une grimace, en lui indiquant du doigt par-dessus son épaule, avec une expression de dégoût, la chambre où était Télianine:
«Je n’aime pas ce garçon-là,» dit-il sans s’inquiéter de la présence de son subordonné.
Rostow haussa les épaules comme pour dire:
«Moi non plus, mais qu’y faire?»
Et, ayant donné ses ordres, il retourna auprès de l’officier, qui était nonchalamment occupé à frotter ses petites mains blanches:
«Et dire qu’il existe des figures aussi antipathiques!» pensa Rostow.
«Eh bien, avez-vous fait amener le cheval? Demanda Télianine, en se levant et en jetant autour de lui un regard indifférent.
– Oui, à l’instant.
– C’est bien… je n’étais entré que pour demander à Denissow s’il avait reçu l’ordre du jour d’hier; l’avez-vous reçu, Denissow?
– Non, pas encore; où allez-vous?
– Mais je vais aller montrer à ce jeune homme comment on ferre un cheval.»
Ils entrèrent dans l’écurie, et, sa besogne faite, le lieutenant retourna chez lui.
Denissow, assis à une table sur laquelle on avait posé une bouteille d’eau-de-vie et un saucisson, était en train d’écrire. Sa plume criait et crachait sur le papier. Quand Rostow entra, il le regarda d’un air sombre:
«C’est à elle que j’écris…»
Et, s’accoudant sur la table sans lâcher sa plume, comme s’il saisissait avec joie l’occasion de dire tout haut ce qu’il voulait mettre par écrit, il lui détailla le contenu de son épître:
«Vois-tu, mon ami, on ne vit pas, on dort quand on n’a pas un amour dans le cœur. Nous sommes les enfants de la poussière, mais, lorsqu’on aime, on devient Dieu, on devient pur comme au premier jour de la création!… Qui va là? Envoie-le au diable, je n’ai pas le temps!»
Mais Lavrouchka s’approcha de lui sans se déconcerter:
«Ce n’est personne, c’est le maréchal des logis à qui vous avez dit de venir chercher l’argent.»
Denissow fit un geste d’impatience aussitôt réprimé:
«Mauvaise affaire, grommela-t-il… Dis donc, Rostow, combien y a-t-il dans ma bourse?
– Sept pièces neuves et trois vieilles.
– Ah! Mauvaise affaire! Que fais-tu là planté comme une borne? Va chercher le maréchal des logis!
– Denissow, je t’en prie, s’écria Rostow en rougissant, prends de mon argent, tu sais que j’en ai.
– Je n’aime pas à emprunter aux amis. Non, je n’aime pas cela.
– Si tu ne me traites pas en camarade, tu m’offenseras sérieusement; j’en ai, je t’assure, répéta Rostow.
– Mais non, je te le répète…»
Denissow s’approcha du lit pour retirer sa bourse de dessous l’oreiller:
«Où l’as-tu cachée?
– Sous le dernier oreiller.
– Elle n’y est pas!…»
Et Denissow jeta les deux oreillers par terre.
«C’est vraiment inouï!
– Tu l’auras fait tomber, attends, dit Rostow, en secouant les oreillers à son tour et en rejetant également de côté la couverture… Pas de bourse!… Aurais-je donc oublié? Mais non, puisque j’ai même pensé que tu la gardais sous ta tête comme un trésor. Je l’ai bien mise là pourtant; où est-elle donc? Ajouta-t-il en se tournant vers Lavrouchka.
– Elle doit être là où vous l’avez laissée, car je ne suis pas entré!
– Et je te dis qu’elle n’y est pas.
– C’est toujours la même histoire… vous oubliez toujours où vous mettez les choses… regardez dans vos poches.
– Mais non, te dis-je, puisque j’ai pensé au trésor… je me rappelle très bien que je l’ai mise là.»
Lavrouchka défit entièrement le lit, regarda partout, fureta dans tous les coins, et s’arrêta au beau milieu de la chambre, en étendant les bras avec stupéfaction. Denissow, qui avait suivi tous ses mouvements en silence, se tourna à ce geste vers Rostow:
«Voyons, Rostow, cesse de plaisanter!»
Rostow, en sentant peser sur lui le regard de son ami, releva les yeux et les baissa aussitôt. Son visage devint pourpre et la respiration lui manqua.
«Il n’y a eu ici que le lieutenant et vous deux, donc elle doit y être! Dit Lavrouchka.
– Eh bien, alors, poupée du diable, remue-toi… cherche, s’écria Denissow devenu cramoisi, et le menaçant du poing: il, faut qu’elle se trouve, sans cela je te cravacherai… je vous cravacherai tous!…»
Rostow boutonna sa veste, agrafa son ceinturon et prit sa casquette.
«Trouve-la, te dis-je, continuait Denissow en secouant son domestique et en le poussant violemment contre la muraille.
– Laisse-le, Denissow, je sais qui l’a prise…»
Et Rostow se dirigea vers la porte, les yeux toujours baissés. Denissow, ayant subitement compris son allusion, s’arrêta et lui saisit la main:
«Quelle bêtise! S’écria-t-il si fortement que les veines de son cou et de son front se tendirent comme des cordes. Tu deviens fou, je crois… la bourse est ici, j’écorcherai vif ce misérable et elle se retrouvera.
– Je sais qui l’a prise, répéta Rostow d’une voix étranglée.
– Et