son menton tremblait légèrement, – de poser pour le bouffon, je ne puis certainement pas vous en empêcher, mais je vous avertis que, si vous vous permettez de recommencer vos sottes facéties en ma présence, je vous apprendrai comment il faut se conduire.»
Nesvitsky et Gerkow, stupéfaits de cette sortie, ouvrirent de grands yeux et se regardèrent en silence.
«Mais quoi? Je l’ai félicité, voilà tout, dit Gerkow.
– Je ne plaisante pas, taisez-vous, s’écria Bolkonsky, et, prenant le bras de Nesvitsky, il s’éloigna de Gerkow, qui ne trouvait rien à répondre.
– Voyons, qu’est-ce qui t’arrive? Dit Nesvitsky avec l’intention de le calmer.
– Comment! Ce qui m’arrive? Tu ne comprends donc pas! Ou bien nous sommes des officiers au service de notre Empereur et de notre patrie, qui se réjouissent des succès et pleurent sur les défaites, ou bien nous sommes des laquais qui n’ont rien à voir dans les affaires de leurs maîtres. Quarante mille hommes massacrés, l’armée de nos alliés détruite… et vous trouvez là le mot pour rire! S’écria le prince André ému, comme si cette dernière phrase, dite en français, donnait plus de poids à son opinion… C’est bon pour un garçon de rien comme cet individu, dont vous avez fait votre ami, mais pas pour vous, pas pour vous! Des gamins seuls peuvent s’amuser ainsi!…»
Ayant remarqué que Gerkow pouvait l’entendre, il attendit pour voir s’il répliquerait, mais le lieutenant tourna sur ses talons et sortit du corridor.
IV
Le régiment de hussards de Pavlograd campait à deux milles de Braunau. L’escadron dans lequel Nicolas Rostow était «junker» était logé dans le village de Saltzeneck, dont la plus belle maison avait été réservée au chef d’escadron, capitaine Denissow, connu dans toute la division de cavalerie sous le nom de «Vaska Denissow».
Depuis que le «junker» Rostow avait rejoint son régiment en Pologne, il avait toujours partagé le logement du chef d’escadron. Ce jour-là même, le 8 octobre, pendant qu’au quartier général tout était sens dessus dessous, à cause de la défaite de Mack, l’escadron continuait tout doucement sa vie de bivouac. Denissow, qui avait joué et perdu toute la nuit, n’était pas encore rentré au moment où Rostow, en uniforme de junker, revenait à cheval, de bon matin, de la distribution de fourrage; s’arrêtant au perron, il rejeta vivement sa jambe en arrière avec, un mouvement plein de jeunesse, et, restant une seconde le pied sur l’étrier, comme s’il se séparait à regret de sa monture, il sauta à terre et appela le planton qui se précipitait déjà pour tenir son cheval:
«Ah! Bonedareneko, promène-le, veux-tu, dit-il en s’adressant au hussard avec cette affabilité familière et gaie habituelle aux bonnes natures lorsqu’elles se sentent heureuses.
– Entendu, Votre Excellence, répondit le Petit-Russien en secouant la tête avec bonne humeur.
– Fais attention, promène-le bien.»
Un autre hussard s’était également élancé vers le cheval, mais Bonedareneko avait aussitôt saisi le bridon; on voyait que le «junker» payait bien et qu’il était avantageux de le servir.
Rostow caressa doucement sa bête et s’arrêta sur le perron pour la regarder.
«Bravo, quel cheval cela fera!» se dit-il en lui-même, et, relevant son sabre, il monta rapidement les quelques marches en faisant sonner ses éperons.
L’Allemand propriétaire de la maison se montra, en camisole de laine et en bonnet de coton, à la porte de l’étable, où il remuait le fumier avec une fourche.
Sa figure s’éclaira d’un bon sourire à la vue de Rostow.
«Bonjour, bonjour, lui dit-il, en rendant son salut au jeune homme avec un plaisir évident.
– Déjà à l’ouvrage, lui dit Rostow, souriant à son tour, hourra pour l’Autriche, hourra pour les Russes, hourra pour l’empereur Alexandre!» ajouta-t-il en répétant les exclamations favorites de l’Allemand.
Celui-ci s’avança en riant, jeta en l’air son bonnet de coton et s’écria:
«Hourra pour toute la terre!»
Rostow répéta son hourra, et cependant il n’y avait aucun motif de se réjouir d’une façon aussi extraordinaire, ni pour l’Allemand qui nettoyait son étable, ni pour Rostow qui était allé chercher du foin avec son peloton. Après qu’ils eurent ainsi donné un libre cours à leurs sentiments patriotiques et fraternels, le vieux bonhomme retourna à son ouvrage, et le jeune junker rentra chez lui.
«Où est ton maître? Demanda-t-il à Lavrouchka, le domestique de Denissow, rusé coquin et connu pour tel de tout le régiment.
– Il n’est pas encore rentré depuis hier au soir; il aura probablement perdu, répondit Lavrouchka, car je le connais bien: quand il gagne, il revient de bonne heure pour s’en vanter; s’il ne revient pas de toute la nuit, c’est qu’il est en déroute, et alors il est d’une humeur de chien. Faut-il vous servir le café?
– Oui, donne-le et promptement.»
Dix minutes plus tard, Lavrouchka apportait le café:
«Il vient, il vient! Gare la bombe!»
Rostow aperçut effectivement Denissow qui rentrait. C’était un petit homme, à la figure enluminée, aux yeux noirs et brillants, aux cheveux noirs et à la moustache en désordre. Son dolman était dégrafé, son large pantalon tenait à peine et son shako froissé descendait sur sa nuque. Sombre et soucieux, il s’approchait la tête basse.
«Lavrouchka! S’écria-t-il avec colère et en grasseyant. Voyons, idiot, ôte-moi cela.
– Mais puisque je vous l’ôte!
– Ah! Te voilà levé! Dit Denissow, en entrant dans la chambre.
– Il y a beau temps… j’ai déjà été au fourrage et j’ai vu Fräulein Mathilde.
– Ah! Ah! Et moi, mon cher, je me suis enfoncé, comme une triple buse… Une mauvaise chance du diable! Elle a commencé après ton départ… Hé! Du thé!» cria-t-il d’un air renfrogné.
Puis, grimaçant un sourire qui laissa voir ses dents petites et fortes, il passa ses doigts dans ses cheveux en broussailles.
«C’est le diable qui m’a envoyé chez ce Rat (c’était le surnom donné à l’officier)… Figure-toi… pas une carte, pas une!…»
Et Denissow, laissant tomber le feu de sa pipe, la jeta avec violence sur le plancher, où elle se brisa en mille morceaux. Après avoir réfléchi une demi-seconde en regardant gaiement Rostow de ses yeux noirs et brillants:
«Si au moins il y avait des femmes, passe encore, mais il n’y a rien à faire, excepté boire!… Quand donc se battra-t-on?… Hé, qui est là? Ajouta-t-il, en entendant derrière la porte un bruit de grosses bottes et d’éperons, accompagné d’une petite toux respectueuse.
– Le maréchal des logis!» annonça Lavrouchka. Denissow s’assombrit encore plus.
«Ça va mal, dit-il, en jetant à Rostow sa bourse qui contenait quelques pièces d’or… Compte, je t’en prie, mon ami, ce qui me reste, et cache ma bourse sous mon oreiller.»
Il sortit.
Rostow s’amusa à mettre en piles égales les pièces d’or de différente valeur et à les compter machinalement, pendant que la voix de Denissow se faisait entendre dans la pièce voisine:
«Ah! Télianine,