donc, si ce n’est pas l’autre, c’est… et il se précipita hors de la chambre sans achever sa phrase.
– Ah! Que le diable t’emporte, toi et tout le reste!»
Ce furent les dernières paroles qui arrivèrent aux oreilles de Rostow; peu d’instants après il entrait dans le logement de Télianine.
«Mon maître n’est pas à la maison, lui dit le domestique, il est allé à l’état-major… Est-il arrivé quelque chose? Ajouta-t-il, en remarquant la figure bouleversée du junker.
– Non, rien!
– Vous l’avez manqué de peu.»
Sans rentrer chez lui, Rostow monta à cheval et se rendit à l’état-major, qui était établi à trois verstes de Saltzeneck; il y avait là un petit «traktir» où se réunissaient les officiers. Arrivé devant la porte, il y vit attaché le cheval de Télianine; le jeune officier était attablé dans la chambre du fond devant un plat de saucisses et une bouteille de vin.
«Ah! Vous voilà aussi, jeune adolescent, dit-il en souriant et en élevant ses sourcils.
– Oui,» dit Rostow avec effort, et il s’assit à une table voisine, à côté de deux Allemands et d’un officier russe.
Tous gardaient le silence, on n’entendait que le cliquetis des couteaux. Ayant fini de déjeuner, le lieutenant tira de sa poche une longue bourse, en fit glisser les coulants de ses petits doigts blancs et recourbés à la poulaine, y prit une pièce d’or et la tendit au garçon.
«Dépêchez-vous, dit-il.
– Permettez-moi d’examiner cette bourse,» murmura Rostow en s’approchant.
Télianine, dont les yeux, comme d’habitude, ne se fixaient nulle part, la lui passa.
«Elle est jolie, n’est-ce pas? Dit-il en pâlissant légèrement… voyez, jeune homme.»
Le regard de Rostow se porta alternativement sur la bourse et sur le lieutenant.
«Tout cela restera à Vienne, si nous y arrivons, car ici, dans ces vilains petits trous, on ne peut guère dépenser son argent, ajouta-t-il avec une gaieté forcée… Rendez-la-moi, je m’en vais.»
Rostow se taisait.
«Eh bien, et vous, vous allez déjeuner? On mange assez bien ici, mais, voyons, rendez-la-moi donc…»
Et il étendit la main pour prendre la bourse.
Le junker la lâcha et le lieutenant la glissa doucement dans la poche de son pantalon; il releva ses sourcils avec négligence, et sa bouche s’entr’ouvrit comme pour dire: «Oui, c’est ma bourse; elle rentre dans ma poche, c’est tout simple, et personne n’a rien à y voir…»
«Eh bien, dit-il, et leurs regards se croisèrent en se lançant des éclairs.
– Venez par ici, et Rostow entraîna Télianine vers la fenêtre… Cet argent est à Denissow, vous l’avez pris! Lui souffla-t-il à l’oreille.
– Quoi? Comment… vous osez?» Mais dans ces paroles entrecoupées on sentait qu’il n’y avait plus qu’un appel désespéré, une demande de pardon; les derniers doutes, dont le poids terrible n’avait cessé d’oppresser le cœur de Rostow, se dissipèrent aussitôt.
Il en ressentit une grande joie et en même temps une immense compassion pour ce malheureux.
«Il y a du monde ici, Dieu sait ce que l’on pourrait supposer, murmura Télianine en prenant sa casquette et en se dirigeant vers une autre chambre qui était vide.
– Il faut nous expliquer: je le savais et je puis le prouver,» répliqua Rostow, décidé à aller jusqu’au bout.
Le visage pâle et terrifié du coupable tressaillit; ses yeux allaient toujours de droite et de gauche, mais sans quitter le plancher et sans oser se porter plus haut. Quelques sons rauques et inarticulés s’échappèrent de sa poitrine.
«Je vous en supplie, comte, ne me perdez pas, voici l’argent, prenez-le… mon père est vieux, ma mère…»
Et il jeta la bourse sur la table.
Rostow s’en empara et marcha vers la porte sans le regarder; arrivé sur le seuil, il se retourna et revint sur ses pas.
«Mon Dieu, lui dit-il avec angoisse et les yeux humides, comment avez-vous pu faire cela?
– Comte!…»
Et Télianine s’approcha du junker.
«Ne me touchez pas, s’écria impétueusement Rostow en se reculant; si vous en avez besoin, eh bien, tenez, prenez-la.» Et, lui jetant la bourse, il disparut en courant.
V
Le soir même, une conversation animée avait lieu, dans le logement de Denissow, entre les officiers de l’escadron.
«Je vous répète que vous devez présenter vos excuses au colonel, disait le capitaine en second, Kirstein; le capitaine Kirstein avait des cheveux grisonnants, d’énormes moustaches, des traits accentués, un visage ridé; redevenu deux fois simple soldat pour affaires d’honneur, il avait toujours su reconquérir son rang.
– Je ne permettrai à personne de dire que je mens, s’écria Rostow, le visage enflammé et tremblant d’émotion… Il m’a dit que j’en avais menti, à quoi je lui ai répondu que c’était lui qui en avait menti… Cela en restera là!… On peut me mettre de service tous les jours et me flanquer aux arrêts, mais quant à des excuses, c’est autre chose, car si le colonel juge indigne de lui de me donner satisfaction, alors…
– Mais voyons, écoutez-moi, dit Kirstein en l’interrompant de sa voix de basse, et il lissait avec calme ses longues moustaches. Vous lui avez dit, en présence de plusieurs officiers, qu’un de leurs camarades avait volé?
– Ce n’est pas ma faute si la conversation a eu lieu devant témoins. J’ai peut-être eu tort, mais je ne suis point un diplomate; c’est pour cela que je suis entré dans les hussards, persuadé qu’ici toutes ces finesses étaient inutiles, et là-dessus il me lance un démenti à la figure. Eh bien… qu’il me donne satisfaction!
– Tout cela est fort bien, personne ne doute de votre courage, mais là n’est pas la question. Demandez plutôt à Denissow s’il est admissible que vous, un «junker», vous puissiez demander satisfaction au chef de votre régiment?»
Denissow mordillait sa moustache d’un air sombre, sans prendre part à la discussion; mais à la question de Kirstein il secoua négativement la tête.
«Vous parlez de cette vilenie au colonel devant des officiers?… Bogdanitch a eu parfaitement raison de vous rappeler à l’ordre.
– Il ne m’a pas rappelé à l’ordre, il a prétendu que je ne disais pas la vérité.
– C’est ça, et vous lui avez répondu des bêtises… vous lui devez donc des excuses.
– Pas le moins du monde.
– Je ne m’attendais pas à cela de vous, reprit gravement le capitaine en second, car vous êtes coupable non seulement envers lui, mais envers tout le régiment. Si au moins vous aviez réfléchi, si vous aviez pris conseil avant d’agir, mais non, vous avez éclaté, et cela devant les officiers. Que restait-il à faire au colonel? à mettre l’accusé en jugement; c’était imprimer une tache à son régiment et le couvrir de honte pour un misérable. Ce serait juste selon vous, mais cela nous déplaît à nous, et Bogdanitch est un brave de vous avoir puni. Vous en êtes