mais ici au milieu des travaux champêtres et de ce calme de la nature que les citadins se représentent à la campagne, les bruits de la guerre se font entendre et sentir péniblement. Mon père ne parle que de marches et de contremarches, choses auxquelles je ne comprends rien, et avant-hier, en faisant ma promenade habituelle dans la rue du village, je vis quelque chose qui me déchira le cœur: c’était un convoi de recrues enrôlées chez nous et expédiées pour l’armée! Il fallait voir l’état où se trouvaient les mères, les femmes et les enfants des hommes qui partaient! Il fallait entendre les sanglots des uns et des autres! On dirait que l’humanité a oublié les lois de son divin Sauveur, qui prêchait l’amour et le pardon des offenses, et qu’elle fait consister son plus grand mérite dans l’art de s’entre-tuer.
«Adieu, chère et bonne amie. Que notre divin Sauveur et sa très sainte Mère vous aient en leur sainte et puissante garde!
«Marie9.»
«Ah! Princesse, vous expédiez votre courrier; j’ai déjà écrit à ma pauvre mère,» s’écria en grasseyant MlleBourrienne d’une voix pleine et sympathique.
Sa personne vive et légère contrastait singulièrement avec l’atmosphère sombre, solitaire et mélancolique qui entourait la princesse Marie.
«Il faut que je vous prévienne, princesse, ajouta-t-elle plus bas: le prince a eu une altercation avec Michel Ivanow; il est de très mauvaise humeur, – et s’écoutant grasseyer avec plaisir, – très morose… Tenez-vous donc sur vos gardes… vous savez…
– Ah! Chère amie, je vous ai priée de ne jamais me parler de la mauvaise humeur de mon père; je ne me permets pas de le juger, et je tiens à ce que les autres fassent comme moi,» répondit la princesse Marie en regardant à sa montre.
Et, remarquant avec effroi qu’elle était en retard de cinq minutes sur l’heure qu’elle était obligée de consacrer à son piano, elle se dirigea vers la grande salle. Pendant que le prince se reposait, de midi à deux heures, sa fille devait exercer ses doigts: ainsi le voulait la règle immuable de la maison.
XXVI
Le valet de chambre à cheveux gris s’assoupissait aussi de son côté sur sa chaise, au bruit du ronflement égal de son maître, qui dormait dans son grand cabinet, et aux sons lointains du piano, sur lequel se succédaient jusqu’à vingt fois de suite les passages difficiles d’une sonate de Dreyschock.
Une voiture et une britchka s’arrêtèrent devant l’entrée principale. Le prince André descendit le premier de la voiture et aida sa jeune femme à le suivre.
Le vieux Tikhone, qui s’était doucement glissé hors de l’antichambre en refermant la porte derrière lui, leur annonça tout bas que le prince dormait. Ni l’arrivée du fils de la maison, ni aucun autre événement, quelque extraordinaire qu’il pût être, ne devait intervertir l’ordre de la journée. Le prince André le savait comme lui, et peut-être encore mieux, car il regarda à sa montre, pour se convaincre que rien n’était changé dans les habitudes de son père.
«Il ne s’éveillera que dans vingt minutes, dit-il à sa femme; allons chez la princesse Marie.»
La petite princesse avait pris de l’embonpoint, mais ses yeux et sa petite lèvre retroussée avec son fin duvet avaient toujours le même sourire gai et gracieux.
«Mais c’est un palais!» dit-elle à son mari. Elle exprimait son admiration comme si elle eût félicité un maître de maison sur la beauté de son bal. «Allons, vite, vite!»
Et elle souriait à son mari et au vieux Tikhone qui les conduisait.
«C’est Marie qui s’exerce; allons doucement, il faut la surprendre.»
Le prince André la suivait avec tristesse.
«Tu as vieilli, mon vieux Tikhone,» dit-il au serviteur qui lui baisait la main.
Au moment où ils allaient entrer dans la salle d’où partaient les accords du piano, une porte de côté s’ouvrit et livra passage à une jeune et jolie Française: c’était la blonde MlleBourrienne, qui parut transportée de joie et de surprise à leur vue, et s’écria: «Ah! Quel bonheur pour la princesse!… Il faut que je la prévienne!…
– Non, non, de grâce! Vous êtes MlleBourrienne: je vous connais déjà par l’amitié que vous porte ma belle-sœur, lui dit la princesse en l’embrassant. Elle ne nous attend guère, n’est-ce pas?…»
Ils étaient près de la porte derrière laquelle les mêmes morceaux allaient se répétant sans relâche. Le prince André fronça le sourcil, comme s’il s’attendait à éprouver une impression pénible.
Sa femme entra la première; la musique cessa brusquement. On entendit un cri, un bruit de baisers échangés, et le prince André put voir sa sœur et sa femme, qui ne s’étaient rencontrées qu’une fois, à l’époque de son mariage, tendrement serrées dans les bras l’une de l’autre, pendant que MlleBourrienne les regardait, la main sur le cœur et prête à pleurer et à rire tout à la fois.
Il haussa les épaules, et son front se plissa comme celui d’un mélomane qui entend une fausse note. Les deux jeunes femmes, ayant reculé d’un pas, se jetèrent de nouveau dans les bras l’une de l’autre pour s’embrasser encore en se prenant les mains et la taille. Finalement, elles fondirent en larmes, à sa grande stupéfaction. MlleBourrienne, profondément attendrie, se mit à pleurer. Le prince André se sentait mal à l’aise, mais sa femme et sa sœur semblaient trouver tout naturel que leur première entrevue ne pût se passer sans larmes.
«Ah! Chère. – Ah! Marie, dirent-elles à la fois en riant.
– Savez-vous bien que j’ai rêvé de vous cette nuit?
– Vous ne nous attendiez pas?… Mais, Marie, vous avez maigri!
– Et vous, vous avez repris…
– J’ai tout de suite reconnu Madame la princesse, s’écria MlleBourrienne.
– Et moi qui ne me doutais de rien… Ah! André, je ne vous voyais pas!»
Le prince André et sa sœur s’embrassèrent.
«Quelle pleurnicheuse!» lui dit-il, pendant qu’elle fixait sur lui ses yeux encore voilés de pleurs, et que son tendre et lumineux regard cherchait le sien. La petite princesse bavardait sans s’arrêter. Sa lèvre supérieure ne cessait de s’abaisser, en effleurant celle de dessous pour se relever aussitôt et s’épanouir dans un gai sourire, qui faisait ressortir l’éclat de ses petites dents et celui de ses yeux.
«Ils avaient eu un accident, contait-elle tout d’une haleine, à la Spasskaïa-Gora… et cet accident aurait pu être grave… et puis elle avait laissé toutes ses robes à Pétersbourg; elle n’avait plus rien à mettre… et André était si changé… et Kitty Odintzow avait épousé un vieux bonhomme… et elle avait un mari pour sa belle-sœur, un mari sérieux… mais nous en causerons plus tard,» ajouta-t-elle.
La princesse Marie continuait à examiner son frère: on lisait l’affection et la tristesse dans ses beaux yeux. Ses pensées ne suivaient plus le caquetage de la jolie petite perruche, et elle interrompit même la description d’une des dernières fêtes données à Pétersbourg, pour demander à son frère s’il était tout à fait décidé à rejoindre l’armée.
«Oui, et pas plus tard que demain.»
Lise soupira.
«Il m’abandonne ici, s’écria-t-elle, et Dieu sait pourquoi, lorsqu’il aurait pu obtenir de l’avancement…»
La princesse Marie, sans l’écouter