León Tolstoi

La Guerre et la Paix (Texte intégral)


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situation si nous continuions à attendre l’inconnu, et à lui donner ainsi la chance de s’en aller ou de nous tromper, tandis qu’à présent nous sommes sûrs de le prendre. Il ne faut pas oublier le principe de Souvarow: qu’il vaut mieux attaquer que de se laisser attaquer. L’ardeur des jeunes gens à la guerre, est, croyez-moi, un indicateur plus sûr que toute l’expérience des vieux tacticiens.

      – Mais quelle est donc sa position? Je suis allé aujourd’hui aux avant-postes, et il est impossible de découvrir où se trouve le gros de ses forces, reprit le prince André, qui brûlait d’envie d’exposer au prince Dolgoroukow son plan d’attaque particulier.

      – Ceci est parfaitement indifférent. Tous les cas sont prévus s’il est à Brünn…,» repartit Dolgoroukow, en se levant pour déployer une carte sur la table et expliquer à sa façon le projet d’attaque de Weirother, qui consistait en un mouvement de flanc.

      Le prince André fit des objections pour prouver que son plan valait celui de Weirother, qui n’avait pour lui que la bonne fortune d’avoir été approuvé. Pendant que le prince André faisait ressortir les côtés faibles de ce dernier et les avantages du sien, le prince Dolgoroukow avait cessé de l’écouter et jetait des regards distraits tour à tour sur la carte et sur lui.

      «Il y aura un conseil de guerre ce soir chez Koutouzow, et vous pourrez exposer vos objections, dit Dolgoroukow.

      – Et je le ferai certainement, reprit le prince André.

      – De quoi vous préoccupez-vous, messieurs? Dit avec un sourire railleur Bilibine, qui, après les avoir écoutés en silence, se préparait à les plaisanter. Qu’il y ait une victoire ou une défaite demain, l’honneur de l’armée russe sera sauf, car, à l’exception de notre Koutouzow, il n’y a pas un seul Russe parmi les chefs des différentes divisions; voyez plutôt: Herr général Wimpfen, le comte de Langeron, le prince de Lichtenstein, le prince de Hohenlohe et enfin Prsch…, Prsch… et ainsi de suite, comme tous les noms polonais.

      – Taisez-vous, mauvaise langue, dit Dolgoroukow, vous vous trompez: il y a deux Russes, Miloradovitch et Doktourow; il y en a même un troisième, Araktchéiew, mais il n’a pas les nerfs solides.

      – Je vais rejoindre mon chef, dit le prince André. Bonne chance, messieurs!»

      Et il sortit en leur serrant la main à tous deux.

      Pendant le trajet, le prince André ne put s’empêcher de demander à Koutouzow, qui était assis en silence à ses côtés, ce qu’il pensait de la bataille du lendemain. Celui-ci, avec un air profondément sérieux, lui répondit, au bout d’une seconde: «Je pense qu’elle sera perdue, et j’ai prié le comte Tolstoï de transmettre mon opinion à l’Empereur… Eh bien, que croyez-vous qu’il m’ait répondu? «Eh, mon cher général, je me mêle du riz et des côtelettes, mêlez-vous des affaires de la guerre» Oui, mon cher, voilà ce qu’ils m’ont répondu!»

      XII

      À dix heures du soir, Weirother porta son plan au logement de Koutouzow, où devait se rassembler le conseil de guerre. Tous les chefs de colonnes, avaient été convoqués, et tous, à l’exception du prince Bagration, qui s’était fait excuser, se réunirent à l’heure indiquée.

      Weirother, le grand organisateur de la bataille du lendemain, avec sa vivacité et sa hâte fiévreuse, faisait un contraste complet avec Koutouzow, mécontent et endormi, qui présidait malgré lui le Conseil de guerre. Weirother se trouvait, à la tête de ce mouvement que rien ne pouvait plus arrêter, dans la situation d’un cheval attelé qui, se précipitant sur une descente, ne sait plus si c’est lui qui entraîne la voiture ou si c’est la voiture qui le pousse. Emporté par une force irrésistible, il ne se donnait plus le temps de réfléchir à la conséquence de cet élan. Il avait été deux fois dans la soirée inspecter les lignes ennemies, deux fois chez les empereurs pour faire son rapport et donner des explications, et de plus dans sa chancellerie, où il avait dicté en allemand un projet de disposition des troupes. Aussi arriva-t-il au conseil de guerre complètement épuisé.

      Sa préoccupation était si évidente qu’il en oubliait la déférence qu’il devait au général en chef: il l’interrompait à tout moment par des paroles sans suite, sans même le regarder, sans répondre aux questions qui lui étaient adressées. Avec ses habits couverts de boue, il avait un air piteux, fatigué, égaré, qui cependant n’excluait pas l’orgueil et la jactance.

      Koutouzow occupait un ancien château. Dans le grand salon, transformé en cabinet, étaient réunis: Koutouzow, Weirother, tous les membres du conseil de guerre et le prince André, qui, après avoir transmis les excuses du prince Bagration, avait obtenu l’autorisation de rester.

      «Le prince Bagration ne venant pas, nous pouvons commencer notre séance,» dit Weirother, en se levant avec empressement pour se rapprocher de la table, sur laquelle était étalée, une immense carte topographique des environs de Brünn.

      Koutouzow, dont l’uniforme déboutonné laissait prendre l’air à son large cou de taureau, enfoncé dans un fauteuil à la Voltaire, ses petites mains potelées de vieillard symétriquement posées sur les bras du fauteuil, paraissait endormi, mais le son de la voix de Weirother lui fit ouvrir avec effort l’œil qui lui restait.

      «Oui, je vous en prie, autrement il sera trop tard…»

      Et sa tête retomba sur sa poitrine, et son œil se referma.

      Quand la lecture commença, les membres du conseil auraient pu croire qu’il faisait semblant de dormir, mais son ronflement sonore leur prouva bientôt qu’il avait cédé malgré lui à cet invincible besoin de sommeil, inhérent à la nature humaine, en dépit de son désir de témoigner son dédain pour les dispositions qui avaient été arrêtées. En effet, il dormait profondément. Weirother, trop occupé pour perdre une seconde, lui jeta un coup d’œil, prit un papier et commença d’un ton monotone la lecture très compliquée et très difficile à suivre de la dislocation des troupes:

      «Dislocation des troupes pour l’attaque des positions ennemies derrière Kobelnitz et Sokolenitz, du 30 novembre 1805.

      «Vu que le flanc gauche de l’ennemi s’appuie sur des montagnes boisées et que son aile droite s’étend le long des étangs derrière Kobelnitz et Sokolenitz et que notre flanc gauche déborde de beaucoup son flanc droit, il serait avantageux d’attaquer l’aile droite de l’ennemi; si nous parvenons surtout à nous emparer des villages de Kobelnitz et de Sokolenitz, nous nous trouverions alors dans la possibilité de tomber sur le flanc de l’ennemi et de le poursuivre dans la plaine, entre Schlappanitz et le bois de Turass, en évitant les défilés entre Schlappanitz et Bellovitz, qui couvrent le front de l’ennemi. Il est indispensable dans ce but… La première colonne marche… la seconde colonne marche… la troisième colonne marche, etc.»

      Ainsi lisait Weirother, pendant que les généraux essayaient de le suivre, avec un déplaisir manifeste. Le blond général Bouxhevden, de haute taille, debout et le dos appuyé au mur, les yeux fixés sur la flamme d’une des bougies, affectait même de ne pas écouter. À côté de lui, Miloradovitch, avec sa figure haute en couleur, sa moustache retroussée, assis avec un laisser-aller militaire, les coudes en dehors et les mains sur les genoux, en face de Weirother, fixait sur lui, tout en gardant un silence opiniâtre, ses grands yeux brillants, qu’il reportait, à la moindre pause, sur ses collègues, sans qu’il leur fût possible de se rendre compte de la signification de ce regard. Était-il pour ou contre, mécontent ou satisfait des mesures prises? Le plus rapproché de Weirother était le comte de Langeron, qui avait le type d’un Français du midi; un fin sourire n’avait cessé d’animer son visage pendant la lecture, et ses yeux suivaient le jeu de ses doigts fluets qui faisaient tourner une tabatière en or ornée d’une miniature. Au milieu d’une des plus longues périodes il avait relevé la tête, et il était sur le point d’interrompre Weirother avec une politesse