ce fut un général qui criait avec colère en allemand:
«Taffa-lafa!
– Avec ça qu’il est facile de le comprendre, dit un soldat. Je les aurais fusillées, ces canailles!
– Nous devions être sur place à neuf heures, et nous n’avons pas fait la moitié de la route… En voilà des dispositions!»
On n’entendait que cela de tous côtés, et l’ardeur première des troupes se changeait insensiblement en une violente irritation, causée par la stupidité des instructions qu’avaient données les Allemands.
Cet embarras était le résultat du mouvement opéré par la cavalerie autrichienne vers le flanc gauche. Les généraux en chef, ayant trouvé notre centre trop éloigné du flanc droit, avaient fait rebrousser chemin à toute la cavalerie, l’avaient dirigée vers le flanc gauche, et, par suite de cet ordre, plusieurs milliers de chevaux passaient à travers l’infanterie, qui était ainsi forcée de s’arrêter sur place.
Une altercation avait eu lieu entre le guide autrichien et le général russe. Ce dernier s’époumonait à exiger que la cavalerie suspendît son mouvement; l’Autrichien répondait que la faute en était non pas à lui, mais au chef, et pendant ce temps-là les troupes immobiles et silencieuses perdaient peu à peu leur entrain. Après une heure de halte, elles se mirent en marche, et elles descendaient dans les bas-fonds, où le brouillard s’épaississait de plus en plus, tandis qu’il commençait à s’éclaircir sur la hauteur, lorsque devant elles retentit à travers cette brume impénétrable un premier coup, puis un second suivi de quelques autres à intervalles irréguliers, auxquels succéda un feu vif et continu, au-dessus du ruisseau de Goldbach.
Ne comptant pas y rencontrer l’ennemi et arrivés sur lui à l’improviste, ne recevant aucune parole d’encouragement de leurs chefs, et conservant l’impression d’avoir été inutilement retardés, les Russes, complètement enveloppés par ce brouillard épais, tiraient mollement et sans hâte, avançaient, s’arrêtaient, sans recevoir à temps aucun ordre de leurs chefs, ni des aides de camp, qui erraient comme eux dans ces bas-fonds à la recherche de leur division. Ce fut le sort de la première, de la seconde et de la troisième colonne, qui toutes trois avaient opéré leur descente. L’ennemi était-il à dix verstes avec le gros de ses forces, comme on le supposait, ou bien était-il là, caché à tous les yeux? Personne ne le sut jusqu’à neuf heures du matin. La quatrième colonne, commandée, par Koutouzow, occupait le plateau de Pratzen.
Pendant que tout cela se passait, Napoléon, entouré de ses maréchaux, se tenait sur la hauteur de Schlapanitz. Au-dessus de sa tête se déroulait un ciel bleu, et l’immense globe du soleil se balançait, comme un brûlot enflammé, sur la mer laiteuse des vapeurs du brouillard. Ni les troupes françaises, ni Napoléon, entouré de son état-major, ne se trouvaient de l’autre côté du ruisseau et des bas-fonds des villages de Sokolenitz et de Schlapanitz, derrière lesquels nous comptions occuper la position et commencer l’attaque, mais tout au contraire ils étaient en deçà, et à une telle proximité de nous, que Napoléon pouvait distinguer, à l’œil nu, un fantassin d’un cavalier. Vêtu d’une capote grise, la même qui avait fait la campagne d’Italie, monté sur un petit cheval arabe gris, il se tenait un peu en avant de ses maréchaux, examinant en silence les contours des collines qui émergeaient peu à peu du brouillard et sur lesquelles se mouvaient au loin les troupes russes, et prêtant l’oreille à la fusillade engagée au pied des hauteurs. Pas un muscle ne bougeait sur sa figure, encore maigre à cette époque, et ses yeux brillants s’attachaient fixement sur un point. Ses prévisions se trouvaient justifiées. Une grande partie des troupes russes étaient descendues dans le ravin et marchaient vers la ligne des étangs. L’autre partie abandonnait le plateau de Pratzen que Napoléon, qui le considérait comme la clef de la position, avait eu l’intention d’attaquer. Il voyait défiler et briller au milieu du brouillard, comme dans un enfoncement formé par deux montagnes, descendant du village de Pratzen et suivant la même direction vers le vallon, les milliers de baïonnettes des différentes colonnes russes, qui se perdaient l’une après l’autre dans cette mer de brumes. D’après les rapports reçus la veille au soir, d’après le bruit très sensible de roues et de pas entendu pendant la nuit aux avant-postes, d’après le désordre des manœuvres des troupes russes, il comprenait clairement que les alliés le supposaient à une grande distance, que les colonnes de Pratzen composaient le centre de l’armée russe, et que ce centre était suffisamment affaibli pour qu’il pût l’attaquer avec succès, … et cependant il ne donnait pas le signal de l’attaque.
C’était pour lui un jour solennel, – l’anniversaire de son couronnement. S’étant assoupi vers le matin d’un léger sommeil, il s’était levé gai, bien portant, confiant dans son étoile, dans cette heureuse disposition d’esprit où tout paraît possible, où tout réussit; montant à cheval, il alla examiner le terrain; sa figure calme et froide trahissait dans son immobilité un bonheur conscient et mérité, comme celui qui illumine parfois la figure d’un adolescent amoureux et heureux.
Lorsque le soleil se fut entièrement dégagé et que les gerbes d’éclatante lumière se répandirent sur la plaine, Napoléon, qui semblait n’avoir attendu que ce moment, déganta sa main blanche, d’une forme irréprochable, et fit un geste qui était le signal de commencer l’attaque. Les maréchaux, accompagnés de leurs aides de camp, galopèrent dans différentes directions, et quelques minutes plus tard, le gros des forces de l’armée française se dirigeait rapidement vers le plateau de Pratzen, que les Russes continuaient à abandonner, en se déversant à gauche dans la vallée.
XV
À huit heures du matin, Koutouzow se rendit à cheval à Pratzen, à la tête de la quatrième colonne, celle de Miloradovitch, qui allait remplacer les colonnes de Prsczebichewsky et de Langeron descendues dans les bas-fonds. Il salua les soldats du premier régiment et donna l’ordre de se mettre en marche, montrant par là son intention de commander en personne. Il s’arrêta au village de Pratzen. Le prince André, excité, exalté, mais calme et froid en apparence, comme l’est généralement un homme qui se sent arrivé au but ardemment désiré, faisait partie de la nombreuse suite du général en chef. La journée qui commençait serait, il en était sûr, son Toulon ou son pont d’Arcole. Le pays et la position de nos troupes lui étaient aussi connus qu’ils le pouvaient être à tout officier supérieur de notre armée; quant à son plan stratégique, inexécutable à présent, il l’avait complètement oublié. Suivant en pensée le plan de Weirother, il se demandait, à part lui, quels seraient les coups du hasard et les incidents qui lui permettraient de mettre en évidence sa fermeté et la rapidité de ses conceptions.
À gauche, au pied de la montagne, dans le brouillard, des troupes invisibles échangeaient des coups de fusil. «Là, se disait-il, se concentrera la bataille, là surgiront les obstacles, et c’est là, qu’on m’enverra avec une brigade ou une division, et que, le drapeau en main, j’avancerai, en culbutant tout sur mon passage!» si bien qu’en voyant défiler devant lui les bataillons, il ne pouvait s’empêcher de se dire: «Voici peut-être justement le drapeau avec lequel je m’élancerai en avant!»
Sur le sol s’étendait un givre léger, qui fondait peu à peu en rosée, tandis que dans le ravin tout était enveloppé d’un brouillard intense; on n’y voyait absolument rien, surtout à gauche, où étaient descendues nos troupes et d’où partait la fusillade. Le soleil brillait de tout son éclat au-dessus de leurs têtes, dans un ciel bleu foncé. Au loin devant elles, sur l’autre bord de cette mer blanchâtre, se dessinaient les crêtes boisées des collines; c’était là que devait se trouver l’ennemi. À droite, la garde s’engouffrait dans ces vapeurs, ne laissant après elle que l’écho de sa marche; à gauche, derrière le village, des masses de cavalerie s’avançaient pour disparaître à leur tour. Devant et derrière s’écoulait l’infanterie. Le général en chef assistait au défilé des troupes à la sortie du village: il avait l’air épuisé et irrité. L’infanterie