reprit avec sang-froid et en souriant doucement le prince André.
Un singulier mélange d’impatience et de respect pour le calme du maintien de Bolkonsky agitait Rostow.
«Je ne dis pas cela pour vous, je ne vous connais pas, et n’ai pas, je l’avoue, le désir de vous connaître davantage. Je le dis pour tous ceux des états-majors en général.
— Et moi, dit le prince André, en l’interrompant d’une voix mesurée et tranquille, je vois que vous voulez m’offenser, ce qui serait par trop facile si vous vous manquiez de respect à vous-même; mais vous reconnaîtrez sans doute aussi que l’heure et le lieu sont mal choisis pour l’essayer. Nous sommes tous à la veille d’un duel sérieux et important, et ce n’est pas la faute de Droubetzkoï, votre ami d’enfance, si ma figure a le malheur de vous déplaire. Du reste, ajouta-t-il en se levant, vous connaissez mon nom et vous savez où me trouver; n’oubliez pas que je ne me considère pas le moins du monde comme offensé, et, comme je suis plus âgé que vous, je me permets de vous conseiller de ne donner aucune suite à votre mauvaise humeur. Ainsi donc, Boris, à vendredi après la revue, je vous attendrai…»
Et le prince André sortit en les saluant.
Rostow ahuri ne retrouva pas son aplomb. Il s’en voulait mortellement de n’avoir rien trouvé à répondre, et, s’étant fait amener son cheval, il prit congé de Boris assez sèchement.
«Fallait-il aller provoquer cet aide de camp poseur, ou laisser tomber l’affaire dans l’eau?»
Cette question le tourmenta tout le long de la route. Tantôt il se représentait le plaisir qu’il éprouverait à voir la frayeur de ce petit homme orgueilleux, tantôt il se surprenait avec étonnement à désirer, avec une ardeur qu’il n’avait jamais ressentie, l’amitié de cet aide de camp qu’il détestait.
VIII
Le lendemain de l’entrevue de Boris et de Rostow, les troupes autrichiennes et russes, au nombre de 80000 hommes, y compris celles qui arrivaient de Russie et celles qui avaient fait la campagne, furent passées en revue par l’empereur Alexandre, accompagné du césarévitch, et l’empereur François, suivi d’un archiduc. Dès l’aube du jour, les troupes, dans leur tenue de parade, s’alignaient sur la plaine devant la forteresse. Une masse mouvante, aux drapeaux flottants, s’arrêtait au commandement des officiers, se divisait et se formait en détachements, se laissant dépasser par un autre flot bariolé d’uniformes différents. Plus loin, c’était la cavalerie, habillée de bleu, de vert, de rouge, avec ses musiciens aux uniformes brodés, qui s’avançait au pas cadencé des chevaux noirs, gris et alezans; puis venait l’artillerie, qui, au bruit d’airain de ses canons reluisants et tressautant sur leurs affûts, se déroulait comme un serpent, entre la cavalerie, et l’infanterie, pour se rendre à la place qui lui était réservée, en répandant sur son passage l’odeur des mèches allumées. Les généraux en grande tenue, chamarrés de décorations, collets relevés, et la taille serrée, les officiers élégants et parés, les soldats aux visages rasés de frais, aux fourniments brillants, les chevaux bien étrillés, à la robe miroitante comme le satin, à la crinière bien peignée, tous comprenaient qu’il allait se passer quelque chose de grave et de solennel. Du général au soldat, chacun se sentait un grain de sable dans cette mer vivante, mais avait conscience en même temps de sa force comme partie de ce grand tout.
Après maints efforts, à dix heures, tout fut prêt. L’armée était placée sur trois rangs: la cavalerie en premier, l’artillerie ensuite et l’infanterie en dernier.
Entre chaque arme différente il y avait un large espace. Chacune de ces trois parties se détachait vivement sur les deux autres. L’armée de Koutouzow, dont le premier rang de droite était occupé par le régiment de Pavlograd, puis les nouveaux régiments de l’armée et de la garde arrivés de Russie, puis l’armée autrichienne, tous, rivalisant de bonne tenue, étaient sur la même ligne et sous le même commandement.
Tout à coup un murmure, semblable à celui du vent bruissant dans le feuillage, parcourut les rangs:
«Ils arrivent! Ils arrivent!» s’écrièrent quelques voix.
Et la dernière inquiétude de l’attente se répandit comme une traînée de poudre.
Un groupe s’était en effet montré dans le lointain. Au même moment, un léger souffle traversant le calme de l’air agita les flammes des lances et les drapeaux, dont les plis s’enroulaient autour des hampes. Il semblait que ce frissonnement témoignât de la joie de l’armée à l’approche des souverains:
«Silence!» cria une voix.
Puis, ainsi que le chant des coqs se répondant aux premières lueurs de l’aurore, le mot fut répété sur différents points, et tout se tut.
On n’entendit plus, dans ce calme profond, que le pas des chevaux qui approchaient: les trompettes du 1er régiment sonnèrent une fanfare, dont les sons entraînants paraissaient sortir de ces milliers de poitrines joyeusement émues à l’arrivée des empereurs. À peine la musique avait-elle cessé, que la voix jeune et douce de l’empereur Alexandre prononça distinctement ces mots:
«Bonjour, mes enfants!»
Et le 1er régiment fit éclater un hourra si retentissant et si prolongé, que chacun de ces hommes tressaillit à la pensée du nombre et de la puissance de la masse dont il faisait partie.
Rostow, placé au premier rang dans l’armée de Koutouzow, la première sur le passage de l’empereur, éprouva, comme tous les autres, ce sentiment général d’oubli de soi-même, d’orgueilleuse conscience de sa force et d’attraction passionnée vers le héros de cette solennité.
Il se disait qu’à une parole de cet homme toute cette masse et lui-même, infime atome, se précipiteraient dans le feu et dans l’eau, tout prêts à commettre des crimes ou des actions héroïques, et il se sentait frémir et presque défaillir à la vue de celui qui personnifiait cette parole.
Les cris de hourra! Hourra! Retentissaient de tous côtés, et les régiments, l’un après l’autre, sortant de leur immobilité et de leur silence de mort, étaient évoqués à la vie, lorsque l’Empereur passait devant eux, et le recevaient au son des fanfares, en poussant des hourras qui se confondaient avec les hourras précédents en une clameur assourdissante.
Au milieu de ces lignes noires, immobiles, qui semblaient pétrifiées sous leurs larges shakos, des centaines de cavaliers caracolaient dans une élégante symétrie. C’était la suite des deux Empereurs, sur qui était, concentrée toute l’attention contenue et émue de ces 80000 hommes.
Le jeune et bel Empereur, en uniforme de garde à cheval, le tricorne posé de côté, avec son visage agréable, sa voix douce et bien timbrée, attirait surtout les regards.
Rostow, qui était placé non loin des trompettes, suivait de sa vue perçante l’approche de son souverain, et, lorsqu’il en eut distingué à vingt pas les traits rayonnants de beauté, de jeunesse et de bonheur, il se sentit pris d’un élan irrésistible de tendresse et d’enthousiasme: tout dans l’extérieur du souverain le ravissait.
Arrêté en face du régiment de Pavlograd, le jeune Empereur, s’adressant à l’Empereur d’Autriche, prononça en français quelques paroles et sourit.
Rostow sourit aussi, et sentit que son amour ne faisait que croître; il aurait voulu lui en donner une preuve, et l’impossibilité de le faire le rendait tout malheureux. L’Empereur appela le chef de régiment.
«Mon Dieu! Que serait-ce s’il s’adressait à moi! J’en mourrais de joie!
— Messieurs, dit l’Empereur en s’adressant aux officiers (et Rostow crut entendre une voix du ciel), je vous remercie de tout mon cœur. Vous avez mérité les drapeaux de Saint-Georges et vous vous en montrerez dignes!
— Rien que