été court, il s’était du moins terminé à notre avantage; officiers et soldats parlaient d’une brillante victoire, de la prise de Vischau et d’un escadron français fait prisonnier. Le temps était pur, un beau soleil réchauffait l’air après la légère gelée de la nuit, et le radieux éclat d’une belle journée d’automne, en harmonie avec la joie et l’expression du triomphe, se reflétait sur les traits des soldats, des officiers, des généraux et des aides de camp qui se croisaient en tous sens. Après avoir souffert l’angoisse inévitable qui précède une affaire, pour passer ensuite cette joyeuse journée dans l’inaction, Rostow ressentait une vive impatience.
«Rostow, viens ici, noyons notre chagrin! Lui cria Denissow, qui, assis sur le bord de la route, avait un flacon d’eau-de-vie et quelques victuailles à côté de lui, et était entouré d’officiers qui partageaient ses provisions.
— Encore un qu’on amène! Dit l’un d’eux, en désignant un dragon français qui marchait entre deux cosaques, dont l’un menait par la bride la belle et forte monture du prisonnier.
— Vends-moi le cheval, cria Denissow au cosaque.
— Volontiers, Votre Noblesse.»
Les officiers se levèrent et entourèrent le cosaque et le prisonnier. Ce dernier était un jeune Alsacien, qui parlait français avec un accent allemand des plus prononcés. Il était rouge d’émotion; ayant entendu parler sa langue, il s’adressait à chacun d’eux alternativement, en leur expliquant qu’il n’avait pas été pris par sa faute, que c’était le caporal qui en était cause, qu’il l’avait envoyé chercher des housses, quoiqu’il l’assurât que les Russes étaient déjà là, et à chaque phrase il ajoutait:
«Qu’on ne fasse pas de mal à mon petit cheval.»
Et il le caressait. Il avait l’air de ne pas se rendre bien compte de ce qu’il disait: tantôt il s’excusait d’avoir été fait prisonnier, tantôt il faisait parade de sa ponctualité à remplir ses devoirs de soldat, comme s’il était encore en présence de ses chefs. C’était pour notre arrière-garde un spécimen exact des armées françaises, que nous connaissions encore si peu.
Les cosaques échangèrent son cheval contre deux pièces d’or, et Rostow, qui pour le moment se trouvait le plus riche des officiers, en devint propriétaire.
«Mais qu’on ne fasse pas de mal à mon petit cheval,» lui répéta l’Alsacien.
Rostow le rassura et lui donna un peu d’argent.
«Allez! Allez! Dit le cosaque, en prenant le prisonnier français par la main pour le faire avancer.
— L’Empereur! L’Empereur! Cria-t-on tout à coup autour d’eux. Tous s’agitèrent, se dispersèrent, se placèrent à leur poste, et Rostow, voyant venir de loin quelques cavaliers avec des plumets blancs, gagna prestement sa place et se mit en selle. Toute sa mauvaise humeur, tout son ennui, toute pensée personnelle s’effacèrent à l’instant de son esprit; devant le sentiment de joie ineffable qui le pénétrait tout entier, à l’approche de son souverain. C’était pour lui une compensation complète à la déception du matin; exalté, comme un amoureux qui a obtenu le rendez-vous désiré, il n’osait se retourner, et devinait son arrivée, non au bruit des chevaux, mais à l’intensité de l’émotion qui s’épanouissait en lui et qui éclairait et illuminait tout ce qui l’entourait. Cependant le «soleil» arrivait plus près, plus près… Rostow se sentait comme enveloppé des rayons de sa douce et majestueuse lumière…, et il entendit cette voix si bienveillante, si calme, si imposante et si naturelle à la fois, qui résonna au milieu d’un silence de mort:
«Les hussards de Pavlograd? Demanda l’Empereur.
— La réserve, Sire!» répondit une voix humaine, après la voix divine qui avait parlé.
L’Empereur s’arrêta devant Rostow. La beauté de sa figure, plus frappante encore dans ce moment que le jour de la revue, brillait d’entrain et de jeunesse, et cet air d’innocente jeunesse, tout rayonnant de la vivacité de l’adolescence, n’enlevait rien à la sereine majesté de ses traits. En parcourant des yeux l’escadron, son regard rencontra l’espace d’une seconde celui de Rostow. Avait-il compris ce qui bouillonnait dans l’âme de ce dernier? Rostow en était convaincu, car il avait senti passer sur lui le doux chatoiement de ses beaux yeux bleus.
Relevant les sourcils, l’Empereur éperonna brusquement son cheval et s’élança au galop en avant.
Le jeune souverain n’avait pu se refuser le plaisir d’assister à l’engagement, malgré tous les avis contraires de ses conseillers, et, s’étant séparé à midi de la troisième colonne qu’il suivait, il allait rejoindre l’avant-garde, lorsqu’au moment où il atteignait les hussards, plusieurs aides de camp lui apportèrent la nouvelle de l’heureuse issue de l’affaire.
Cette bataille, qui ne consistait, par le fait, qu’en la prise d’un escadron français, lui fut représentée comme une grande victoire, si bien que l’Empereur et même l’armée, avant que la fumée se fût dissipée, étaient persuadés que les Français avaient été vaincus, et obligés de battre en retraite. Peu d’instants après le départ de l’Empereur, la division du régiment de Pavlograd reçut l’ordre d’avancer, et Rostow eut encore une fois le bonheur d’apercevoir l’Empereur dans la petite ville de Vischau. Quelques blessés et quelques tués qu’on n’avait pas eu le temps d’enlever y gisaient encore sur la place où la fusillade avait été la plus chaude. L’Empereur, accompagné de sa suite civile et militaire, monté sur un cheval alezan, se penchait de côté, portant d’un geste plein de grâce une lorgnette d’or à ses yeux, et regardait un soldat étendu à ses pieds, sans casque et la tête ensanglantée. L’aspect de ce blessé, horrible à voir, si près de l’Empereur, fut désagréable à Rostow; il s’aperçut de la contraction de son visage et du frissonnement qui parcourait tout son être; il vit son pied presser nerveusement le flanc de sa monture, qui, bien dressée, conservait une immobilité complète. Un aide de camp descendit de cheval pour soulever le blessé, qui poussa un gémissement, et il le posa sur un brancard.
«Doucement, doucement; ne peut-on pas faire cela plus doucement?» dit l’Empereur, avec un accent de compassion qui prouvait que sa souffrance était plus vive que celle du mourant.
Il s’éloigna, et Rostow, qui avait remarqué ses yeux humides de larmes, l’entendit dire en français à Czartorisky:
«Quelle terrible chose que la guerre!»
L’avant-garde établie en avant de Vischau, en vue de l’ennemi, qui ce jour-là cédait le terrain sans la moindre résistance, avait reçu les remerciements de l’Empereur, la promesse de récompenses et une double ration d’eau-de-vie pour les hommes. Les grands feux du bivouac pétillaient encore plus gaiement que la veille, et les chants des soldats remplissaient l’air. Denissow fêtait son avancement au rang de major, et Rostow, légèrement gris à la fin du souper, proposa de porter la santé de Sa Majesté, non pas la santé officielle de l’Empereur comme souverain, mais la santé de l’Empereur comme homme plein de cœur et de charme…
«Buvons à sa santé, s’écria-t-il, et à la prochaine victoire!… Si nous nous sommes bien battus, si nous n’avons pas reculé à Schöngraben devant les Français, que sera-ce maintenant que nous l’avons, lui, à notre tête? Nous mourrons avec bonheur pour lui, n’est-ce pas, messieurs? Je ne m’exprime peut-être pas bien, mais je le sens et vous aussi! À la santé de l’empereur Alexandre 1er! Hourra!
— Hourra!» répondirent en chœur les officiers.
Et le vieux Kirstein criait avec autant d’enthousiasme que l’officier de vingt ans.
Leurs verres vidés et brisés, Kirstein en remplit d’autres, et, s’avançant en manches de chemise, un verre à la main, vers les soldats groupés autour du feu, il leva le verre au-dessus de sa tête, pendant que la flamme éclairait de ses rouges reflets sa pose triomphale, ses grandes moustaches grises, et sa poitrine blanche,