lui-même; l’honneur est donc, ou l’abstention d’actes blâmables, ou le stimulant qui nous pousse à conquérir l’approbation et les récompenses destinées à en être le témoignage. Il en résulte, ajouta-t-il en serrant de plus près ses arguments, qu’une institution, qui est pour l’honneur une source d’émulation est une institution pareille en tous points à celle de la Légion d’honneur du grand Empereur Napoléon. On ne saurait dire, je pense, que celle-ci est nuisible, puisqu’elle contribue au bien du service et qu’elle n’est pas un privilège de caste ou de cour.
— Je le reconnais volontiers, mais je crois aussi que les privilèges de cour atteignent le même but, car tous ceux qui en jouissent se tiennent pour obligés de remplir dignement leurs fonctions.
— Et pourtant vous n’avez pas voulu en profiter, prince, dit Spéransky en terminant par une phrase aimable une conversation qui aurait certainement fini par embarrasser son jeune interlocuteur. – Si vous me faites l’honneur de venir chez moi mercredi soir, comme j’aurai vu Magnitsky d’ici là, je pourrai vous communiquer quelque chose d’intéressant, et j’aurai de plus le plaisir de causer plus longuement avec vous…» Et, le saluant de la main, il se glissa, à la française, hors du salon, en évitant d’être remarqué.
VI
Pendant les premiers temps de son séjour à Pétersbourg, le prince André ne tarda pas à sentir que l’ordre d’idées développé en lui par la solitude se trouvait relégué au second plan par les soucis puérils qui ne cessaient de l’occuper.
Tous les soirs, en rentrant chez lui, il inscrivait dans un agenda quatre ou cinq visites indispensables, et autant de rendez-vous pris pour le lendemain. L’emploi de sa journée, combiné de façon à lui permettre d’être exact partout, prenait la plus grosse part des forces vives de sa vie: il ne faisait rien, ne pensait à rien, et les opinions qu’il émettait parfois avec succès n’étaient que le résultat de ses méditations de la campagne.
Il s’en voulait à lui-même lorsqu’il lui arrivait, dans la même journée, de répéter les mêmes choses dans des sociétés différentes; mais, entraîné par ce tourbillon, il n’avait même plus le temps de s’apercevoir qu’il ne savait plus penser.
Spéransky le reçut le mercredi suivant; un long et intime entretien produisit sur lui une profonde impression.
Dans son désir de trouver chez un autre cet idéal de perfection vers lequel il tendait lui-même, il crut aisément voir en Spéransky le type de vertu et d’intelligence qu’il avait rêvé. Si ce dernier avait appartenu au même milieu que lui, s’ils avaient eu la même éducation, les mêmes habitudes, la même manière de juger, il aurait sans doute découvert bientôt ses côtés faibles, humains et prosaïques, mais cet esprit, si bien équilibré et si étonnamment logique, lui inspirait d’autant plus de respect, qu’il ne s’en rendait pas entièrement compte. Le grand homme, de son côté, posait un peu devant lui. Était-ce parce qu’il avait apprécié ses capacités, ou parce qu’il croyait nécessaire de se l’attacher? Le fait est qu’il ne négligeait aucune occasion de le flatter adroitement, et de lui faire entendre discrètement que son intelligence le rendait digne de s’élever jusqu’à lui, et qu’il était seul capable de comprendre la profondeur de ses conceptions et l’absurdité d’autrui.
Il lui avait répété plus d’une fois des phrases de ce genre:
«Chez nous tout ce qui sort de la routine, tout ce qui dépasse le niveau habituel, etc…» ou bien: «nous voulons que les loups soient protégés et nourris à «l’égal des brebis…» ou enfin: «ils ne peuvent nous comprendre…», et il les accompagnait d’une expression de physionomie qui voulait dire: «Nous comprenons, vous et moi, ce qu’ils valent, eux, et ce que nous sommes, nous!»
Ce nouvel entretien, plus intime, ne fit qu’accroître l’impression première qu’avait produite sur lui Spéransky, en qui il voyait un homme d’une intelligence supérieure et un penseur profond, arrivé au pouvoir par une force indomptable de volonté, et en usant au profit de la Russie. Il était bien le philosophe qu’il cherchait, le philosophe qu’il aurait voulu être lui-même, expliquant les phénomènes de la vie par le raisonnement, n’admettant comme vrai que ce qui était sensé, et soumettant toute chose à l’examen de la raison. Ses pensées se formulaient avec une telle clarté, que le prince André se rangeait, malgré lui, en toutes choses à son avis, et n’élevait de faibles objections que pour faire acte d’indépendance. Tout était bien en lui, tout était parfait, sauf son regard froid, brillant, impénétrable, sauf ses mains blanches et délicates. Ces mains fixaient l’attention du prince André, il ne pouvait s’empêcher de les regarder, comme il nous arrive souvent de regarder les mains des gens au pouvoir, et elles lui causaient une irritation sourde, dont il ne se rendait pas compte. Le mépris ou le dédain qu’il affectait pour les hommes lui était aussi particulièrement désagréable, ainsi que la variété de ses procédés d’argumentation. Toutes les formes du raisonnement lui étaient familières, la comparaison surtout; mais il lui reprochait de passer sans aucune transition de l’une à l’autre. Se posant en réformateur pratique, il jetait la pierre aux rêveurs; tantôt il accablait de sa mordante ironie ses adversaires; tantôt, employant une logique serrée, il s’élevait à la métaphysique la plus abstraite (une de ses armes oratoires favorites). Transporté sur ces hauteurs, il se plaisait alors à définir l’espace, le temps, la pensée, il y puisait de brillantes réfutations, ensuite il ramenait le sujet sur le terrain de la discussion.
Un signe caractéristique de ce puissant esprit était une foi inébranlable dans la force et dans les droits de l’Intelligence. On voyait que le doute, si habituel au prince André, lui était inconnu, et que la crainte de ne pouvoir exprimer toutes ses pensées, ou de douter, même un moment, de l’infaillibilité de ses croyances, ne l’avait jamais troublé.
Aussi éprouvait-il pour Spéransky une exaltation passionnée, la même qu’il avait ressentie pour Napoléon. Spéransky était fils de prêtre; c’était, pour le vulgaire, une raison de le mépriser; aussi, le prince André, sans le savoir, réagissait contre sa propre exaltation, et par cela même ne faisait qu’en accroître l’intensité.
À propos de la commission chargée de l’élaboration des lois, Spéransky lui raconta, en la raillant, qu’elle existait depuis cent cinquante ans, qu’elle avait coûté des millions sans rien produire, que Rosenkampf avait collé des étiquettes sur tous les articles de la législation comparée, et que c’était là l’unique résultat des millions dépensés:
«Nous voulons donner au sénat un nouveau pouvoir judiciaire et nous n’avons pas de lois! Aussi est-ce un crime, mon prince, pour des personnes comme vous, de se retirer dans la vie privée.»
Le prince André lui fit observer que pour ce genre d’occupations il était nécessaire d’avoir reçu une éducation spéciale.
«Montrez-moi ceux qui la possèdent? C’est un cercle vicieux, dont on ne peut sortir qu’en le bridant.»
Une semaine plus tard, le prince André fut nommé membre du comité chargé de l’élaboration du code militaire et, de plus, au moment où il y songeait le moins, chef d’une des sections de cette commission législative. Il consentit, à la prière de Spératisky, à s’occuper du code civil, et, s’aidant des codes Napoléon et Justinien, il travailla à la partie qui avait pour titre: «Le droit des gens».
VII
Deux ans auparavant, en 1808, Pierre, revenu de son voyage dans l’intérieur, se trouva, sans s’y attendre, à la tête de la franc-maçonnerie de Pétersbourg. Il organisa «des loges de table», constitua des loges régulières, en leur procurant leurs chartes et leurs titres de fondation; il fit de la propagande, donna de l’argent pour l’achèvement du temple, et compléta de ses deniers les aumônes produites par les quêtes, au sujet desquelles