León Tolstoi

Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï


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était si belle, le soleil si étincelant, tout respirait un tel bonheur et une telle gaieté, jusqu’à cette fillette, à la taille flexible, qui tout entière à sa folle mais heureuse insouciance, semblait songer si peu à lui, qu’il se demanda avec tristesse: «De quoi se réjouit-elle donc? À quoi pense-t-elle? Ce n’est sûrement ni le code militaire ni l’organisation des redevances qui l’intéressent.»

      Le comte Élie Andréïévitch vivait à Otradnoë comme par le passé, recevant chez lui tout le gouvernement, et offrant à ses invités des chasses, des spectacles, et des dîners avec accompagnement de musique. Toute visite était une bonne fortune pour lui: aussi le prince André dut-il céder à ses instances et coucher chez lui.

      La journée lui parut des plus ennuyeuses, car ses hôtes et les principaux invités l’accaparèrent entièrement. Cependant il lui arriva à plusieurs reprises de regarder Natacha qui riait et s’amusait avec la jeunesse, et chaque fois il se demandait encore: «À quoi peut-elle donc penser?»

      Le soir, il fut longtemps sans pouvoir s’endormir: il lut, éteignit sa bougie, et la ralluma. Il faisait une chaleur étouffante dans sa chambre, dont les volets étaient fermés, et il en voulait à ce vieil imbécile (comme il appelait Rostow) de l’avoir retenu, en lui assurant que les papiers nécessaires manquaient; il s’en voulait encore plus à lui-même d’avoir accepté son invitation.

      Il se leva pour ouvrir la fenêtre; à peine eut-il poussé au dehors les volets, que la lune, qui semblait guetter ce moment, inonda la chambre d’un flot de lumière. La nuit était fraîche, calme et transparente; en face de la croisée s’élevait une charmille, sombre d’un côté, éclairée et argentée de l’autre; dans le bas, un fouillis de tiges et de feuilles ruisselait de gouttelettes étincelantes; plus loin, au delà de la noire charmille, un toit brillait sous sa couche de rosée; à droite s’étendaient les branches feuillues d’un grand arbre, dont la blanche écorce miroitait aux rayons de la pleine lune qui voguait sur un ciel de printemps pur et à peine étoilé. Le prince André s’accouda sur le rebord de la fenêtre, et ses yeux se fixèrent sur le paysage. Il entendit alors, à l’étage supérieur, des voix de femmes… On n’y dormait donc pas!

      «Une seule fois encore, je t’en prie! Dit une des voix, que le prince André reconnut aussitôt.

      — Mais quand donc dormiras-tu? Reprit une autre voix.

      — Mais si je ne puis dormir, ce n’est pas de ma faute! Encore une fois…» Et ces deux voix murmurèrent à l’unisson le refrain d’une romance.

      «Dieu, que c’est beau! Eh bien, maintenant allons dormir.

      — Va dormir, toi. Quant à moi, ça m’est impossible.»

      On distinguait le léger frôlement de la robe de celle qui venait de parler, et même sa respiration, car elle devait s’être penchée en dehors de la fenêtre. Tout était silencieux, immobile; on aurait dit que les ombres et les rayons projetés par la lune s’étaient pétrifiés. Le prince André avait peur de trahir par un geste sa présence involontaire.

      «Sonia! Sonia! Reprit la première voix, comment est-il possible de dormir? Viens donc voir, comme c’est beau! Dieu, que c’est beau!… éveille-toi!» Et elle ajouta avec émotion: «Il n’y a jamais eu de nuit aussi ravissante, jamais, jamais!…!» La voix de Sonia murmura une réponse. «Mais viens donc, regarde cette lune, mon cœur, ma petite âme, mais viens donc!… Mets-toi sur la pointe des pieds, rapproche tes genoux… on peut s’y tenir deux en se serrant un peu, tu vois, comme cela?

      — Prends donc garde, tu vas tomber.»

      Il y eut comme une lutte, et la voix mécontente de Sonia reprit:

      «Sais-tu qu’il va être deux heures?

      — Ah! Tu me gâtes tout mon plaisir! Va-t’en, va-t’en!»

      Le silence se rétablit, mais le prince André sentait, à ses légers mouvements et à ses soupirs, qu’elle était encore là.

      «Ah! Mon Dieu, mon Dieu! Dit-elle tout à coup. Eh bien, allons dormir, puisqu’il le faut!…» Et elle ferma la croisée avec bruit.

      «Ah oui! Que lui importe mon existence!» se dit le prince André, qui avait écouté ce babillage, et qui, sans savoir pourquoi, avait craint et espéré entendre parler de lui… toujours elle, c’est comme un fait exprès! Et il s’éleva dans son cœur un mélange confus de sensations et d’espérances, si jeunes et si opposées à sa vie habituelle, qu’il renonça à les analyser; et, se jetant sur son lit, il s’endormit aussitôt.

      III

      Le lendemain matin, ayant pris congé du vieux comte, il partit sans voir les dames.

      Au mois de juin, le prince André, en revenant chez lui, traversa de nouveau la forêt de bouleaux. Les clochettes de l’attelage y sonnaient plus sourdement que six semaines auparavant. Tout était épais, touffu, ombreux: les sapins dispersés çà et là ne nuisaient plus à la beauté de l’ensemble, et les aiguilles verdissantes de leurs branches témoignaient d’une manière éclatante qu’eux aussi subissaient l’influence générale.

      La journée était chaude, il y avait de l’orage dans l’air: une petite nuée arrosa la poussière de la route et l’herbe du fossé: le côté gauche du bois restait dans l’ombre; le côté droit, à peine agité par le vent, scintillait tout mouillé au soleil: tout fleurissait, et, de près et de loin, les rossignols se lançaient leurs roulades.

      «Il me semble qu’il y avait ici un chêne qui me comprenait,» se dit le prince André, en regardant sur la gauche, et attiré à son insu par la beauté de l’arbre qu’il cherchait. Le vieux chêne transformé s’étendait en un dôme de verdure foncée, luxuriante, épanouie, qui se balançait, sous une légère brise, aux rayons du soleil couchant. On ne voyait plus ni branches fourchues ni meurtrissures: il n’y avait plus dans son aspect ni défiance amère ni chagrin morose; rien que les jeunes feuilles pleines de sève qui avaient percé son écorce séculaire, et l’on se demandait avec surprise si c’était bien ce patriarche qui leur avait donné la vie!

      «Oui, c’est bien lui!» s’écria le prince André, et il sentit son cœur inondé de la joie intense que lui apportaient le printemps et cette nouvelle vie. Les souvenirs les plus intimes, les plus chers de son existence, défilèrent devant lui. Il revit le ciel bleu d’Austerlitz, les reproches peints sur la figure inanimée de sa femme, sa conversation avec Pierre sur le radeau, la petite fille ravie par la beauté de la nuit, et cette nuit, cette lune, tout se représenta à son imagination: «Non, ma vie ne peut être finie à trente et un ans! Ce n’est pas assez que je sente ce qu’il y a en moi, il faut que les autres le sachent! Il faut que Pierre et cette fillette, qui allait s’envoler dans le ciel, apprennent à me connaître! Il faut que ma vie se reflète sur eux, et que leur vie se confonde avec la mienne!»

      Revenu de son excursion, il se décida à aller en automne à Pétersbourg, et s’ingénia à trouver des prétextes plausibles à ce voyage. Une série de raisons, plus péremptoires les unes que les autres, lui en démontra la nécessité: il n’était pas même éloigné de reprendre du service; il s’étonnait d’avoir pu douter de la part active que lui réservait encore l’avenir. Et pourtant un mois auparavant il regardait comme impossible pour lui de quitter la campagne, et il se disait que son expérience se perdrait sans utilité, et serait un véritable non-sens, s’il n’en tirait pas un parti pratique. Il ne comprenait pas comment, sur la foi d’un pauvre raisonnement dénué de toute logique, il avait pu croire jadis que ce serait s’abaisser, après tout ce qu’il avait vu et appris, de croire encore à la possibilité d’être utile, à la possibilité d’être heureux et d’aimer. Sa raison lui disait à présent le contraire: il s’ennuyait, ses occupations habituelles ne l’intéressaient plus, et souvent, seul dans son cabinet, il se levait, s’approchait du miroir, se regardait longuement; reportant ensuite les yeux sur le portrait de Lise, avec ses cheveux relevés à la grecque