civil encore?»
C’était un général de cavalerie, ancien divisionnaire de Rostow, qui avait su pendant cette campagne conquérir les bonnes grâces de l’Empereur.
Le jeune homme, effrayé, s’empressa de se justifier, mais, la bonhomie railleuse de son chef l’ayant rassuré, il le prit à part, lui exposa l’affaire d’une voix émue et implora son appui. Le général branla la tête d’un air soucieux:
«C’est triste pour ce brave, dit-il, donne-moi la supplique.»
À peine la lui avait-il remise, qu’un bruit d’éperons résonna sur l’escalier, et le général se rapprocha des autres. C’était la suite qui descendait et qui se mit immédiatement en selle. L’écuyer Heine, le même qui était à Austerlitz, amena le cheval de l’Empereur; un léger craquement de bottes se fit entendre, et Rostow devina aussitôt quel était celui qui descendait les degrés. Oubliant sa crainte d’être reconnu, il s’avança au milieu de quelques autres curieux, et revit, après un intervalle de deux ans, ces traits, ce regard, cette démarche, cet ensemble séduisant de douceur et de majesté qui lui étaient si chers… Son enthousiasme et son amour se réveillèrent avec une nouvelle force. L’Empereur portait l’uniforme du régiment de Préobrajensky, le pantalon de peau collant, les bottes fortes, et sur la poitrine la plaque d’un ordre étranger (la Légion d’honneur) que Nicolas ne connaissait pas. Tenant son chapeau sous son bras, et mettant ses gants, il s’arrêta au haut des marches du perron, et éclaira tout ce qui l’entourait de son lumineux regard. Il jeta quelques mots en passant à certains privilégiés, et, reconnaissant le général de cavalerie, il lui sourit et l’appela à lui d’un signe de la main.
Toute la suite recula, et Rostow put s’apercevoir qu’une assez longue conversation s’engageait entre eux deux.
L’Empereur fit un pas vers son cheval, la suite et la foule de la rue s’élancèrent en avant, et Alexandre, saisissant le pommeau de la selle, se retourna encore une fois vers le général, et lui dit d’une voix accentuée, comme s’il tenait à être entendu de tous:
«Impossible, général, et c’est impossible parce que la loi est au-dessus de moi!» Il posa le pied dans l’étrier, le général s’inclina respectueusement. Pendant que l’Empereur s’éloignait au galop, Nicolas, oubliant tout dans son exaltation, courut à sa suite avec la foule.
XXI
Les bataillons de Préobrajensky et de la garde française avec ses hauts bonnets à poils étaient alignés, le premier à droite, le second à gauche.
Au moment où l’Empereur s’avançait vers eux et où ils lui présentaient les armes, un autre groupe de cavaliers, en avant desquels s’avançait un personnage que Rostow devina tout de suite être Napoléon, déboucha de l’autre côté de la place. Il arrivait au galop sur un cheval gris, pur sang arabe, couvert d’une chabraque amarante brodée d’or. Il portait son petit chapeau, le grand cordon de Saint-André et un uniforme bleu foncé entr’ouvert sur un gilet blanc. Dès qu’il fut près de l’Empereur Alexandre, il souleva son chapeau, et l’œil exercé de Rostow remarqua qu’il ne se tenait pas bien en selle. Les bataillons crièrent: «Hourra!» et «Vive l’Empereur!» Ayant échangé quelques paroles, les illustres alliés descendirent de cheval et se donnèrent la main. Le sourire de Napoléon était contraint et désagréable, tandis que celui d’Alexandre se distinguait par une bienveillance toute naturelle.
Rostow ne les quitta pas des yeux, malgré les ruades des chevaux de la gendarmerie française, chargée de contenir la foule; il était stupéfait de voir l’Empereur traiter Napoléon d’égal à égal, et ce dernier en faire autant avec une parfaite aisance.
Les deux souverains, accompagnés de leur suite, s’approchèrent du bataillon de Préobrajensky; Rostow, qui se trouvait au premier rang d’une foule considérable massée en cet endroit, se trouva si près de son Empereur bien-aimé, qu’il eut peur d’être reconnu.
«Sire, je vous demande la permission de donner la Légion d’honneur au plus brave de vos soldats,» dit une voix nette, en prononçant distinctement chaque syllabe. C’était le petit Bonaparte qui parlait ainsi, en regardant, de bas en haut, droit dans les yeux du Tsar, qui, l’écoutant avec attention, lui sourit en lui faisant un signe affirmatif.
«À celui qui s’est le plus vaillamment conduit dans cette guerre! Ajouta Napoléon avec un calme irritant pour Rostow, et en regardant avec assurance les soldats russes alignés, qui présentaient les armes et fixaient, immobiles, les yeux sur la figure du Tsar:
— Votre Majesté me permettra-t-elle de demander l’avis du colonel?» dit Alexandre, en faisant quelques pas vers le prince Kozlovsky, commandant du bataillon. Bonaparte ôta avec peine de sa petite main blanche son gant, qui se déchira, et le jeta. Un aide de camp s’élança pour le ramasser.
«À qui la donner? Demanda l’Empereur Alexandre, assez bas et en russe.
— À celui que Votre Majesté choisira.»
L’Empereur fronça le sourcil involontairement et ajouta:
«Il faut pourtant lui répondre.»
Le regard de Kozlovsky parcourut les rangs et glissa sur Rostow.
«Serait-ce à moi par hasard?» se dit celui-ci.
«Lazarew,» dit le colonel d’un air décidé, et le premier soldat du rang en sortit aussitôt, le visage tressaillant d’émotion, comme il arrive toujours à un appel fait inopinément devant le front.
«Où vas-tu? Ne bouge pas!» murmurèrent plusieurs voix, et Lazarew, ne sachant où aller, s’arrêta effrayé.
Napoléon tourna imperceptiblement la tête en arrière, et tendit sa petite main potelée comme pour saisir quelque chose. Les personnes de sa suite, devinant à l’instant son désir, s’agitèrent, chuchotèrent, se passèrent de l’une à l’autre un petit objet, et un page, le même que Nicolas avait vu chez Boris, s’élança en avant, et, saluant avec respect, déposa dans cette main tendue une croix à ruban rouge. Napoléon la prit sans la regarder et s’approcha de Lazarew, qui, les yeux écarquillés, continuait obstinément à regarder son Empereur. Jetant un coup d’œil au Tsar pour bien lui prouver que ce qu’il allait faire était une gracieuseté à son intention, Napoléon posa sa main, qui tenait la croix, sur la poitrine du soldat, comme si son attouchement seul devait suffire à rendre à tout jamais ce brave heureux d’avoir été décoré et distingué entre tous. Sa main daigna donc toucher la poitrine du soldat, et la croix qu’il y appliquait fut aussitôt attachée par les officiers empressés des deux suites. Lazarew suivait d’un air sombre les gestes de ce petit homme, et reporta, sans changer de pose, son regard sur son souverain, comme pour lui demander ce qu’il devait faire; n’en recevant aucun ordre, il resta pendant un certain temps dans son immobilité de statue.
Les Empereurs remontèrent à cheval et s’éloignèrent. Les Préobrajensky rompirent les rangs, se mêlèrent aux grenadiers français et s’assirent autour des tables.
Lazarew occupait la place d’honneur; militaires et civils, officiers russes et français, tous l’embrassaient, le félicitaient, lui serraient les mains, l’entouraient à l’envi, et le bourdonnement des deux langues, mêlé aux rires et aux chants, s’entendait de tous côtés sur la place. Deux officiers, aux figures échauffées et joyeuses, passèrent devant Rostow:
«Quel régal, mon cher!… et servis avec de l’argenterie!… As-tu vu Lazarew?
— Je l’ai vu.
— On assure que demain les Préobrajensky traiteront les Français.
— Quel bonheur pour ce Lazarew! 1200 francs de pension à vie!
— En voilà un bonnet! Criait un Préobrajensky, en mettant sur sa tête le bonnet à poil d’un grenadier.