habitants déguenillés, et des soldats ivres ou malades.
Une maison en pierres, dont les vitres étaient à moitié brisées, et entourée des restes d’une palissade, portait le nom d’hôpital. Quelques soldats, dont les membres étaient entourés de linge, pâles et bouffis, assis ou errants, se chauffaient au soleil.
À peine entré, Rostow fut saisi à la gorge par l’odeur de pharmacie et en même temps de décomposition qui y régnait. Il rencontra sur l’escalier un médecin militaire russe, un cigare à la bouche, accompagné d’un chirurgien:
«Je ne puis pas me fendre en deux, disait le premier, je t’attendrai ce soir chez Makar Alexéïévitch. Fais ce que tu pourras! N’est-ce pas la même chose?
— Qui demandez-vous, Votre Noblesse? Dit le docteur à Rostow, pourquoi venez-vous ici chercher le typhus, quand vous avez échappé aux balles?… C’est ici la maison des pestiférés!
— Comment? Demanda Rostow.
— Le typhus est terrible; qui entre ici est mort. Nous y avons résisté, Makéïew et moi, ajouta-t-il en montrant son collègue: cinq de nos confrères y ont succombé. Une semaine après l’entrée d’un nouveau…, et c’est fini. On nous a adjoint des Prussiens, mais cela leur déplaît, à nos alliés!»
Rostow lui expliqua qu’il désirait voir le major Denissow:
«Je ne sais pas, je ne le connais pas, et ce n’est pas étonnant; j’ai trois hôpitaux sur les bras, et quatre cents malades et plus! C’est encore heureux que les charitables dames allemandes nous envoient deux livres de café et de charpie par mois, sans cela nous n’y résisterions pas… quatre cents, entendez-vous, sans compter les nouveaux à recevoir.»
L’air fatigué et épuisé du chirurgien trahissait son impatience de voir le docteur bavard continuer son chemin.
«Le major Denissow, répéta Nicolas, blessé à Molliten?
— Ah oui! Je crois qu’il est mort, n’est-ce pas, Makéïew? Dit le docteur avec la plus parfaite indifférence; mais le chirurgien fut d’un autre avis.
— Est-ce un roux, de haute taille?» demanda le docteur, et au signalement que lui en donna Rostow, il s’écria avec joie:
«Oui, oui, je me rappelle, il doit être mort. Du reste, je vais regarder sur mes listes. Sont-elles chez toi, Makéïew?
— Elles sont chez Makar Alexéïévitch. Ayez l’obligeance, dit Makéïew, en s’adressant à Rostow, d’entrer vous-même dans la salle des officiers.
— Je vous engage, mon cher, à ne pas y aller, vous risqueriez d’y laisser votre peau, dit le docteur; mais Rostow prenant congé de lui, pria le chirurgien de l’y conduire.
— Ne vous en prenez qu’à vous-même s’il vous arrive malheur,» lui cria le médecin du bas de l’escalier.
L’odeur de l’hôpital était si écœurante dans le sombre corridor qu’ils traversaient, que Nicolas se boucha les narines, et s’arrêta même tout étourdi. Une porte s’ouvrit à droite, un squelette en sortit pâle, maigre, nu-pieds, marchant sur des béquilles, et regardant les nouveaux venus avec envie. Notre hussard jeta un coup d’œil dans la salle, et vit des malades et des blessés couchés par terre sur de la paille, ou sur leurs manteaux.
«Peut-on entrer? Demanda-t-il.
— Il n’y a rien à voir,» répliqua le chirurgien; mais, cette réponse ne faisant qu’aiguillonner sa curiosité, Rostow entra dans les chambres des soldats. L’odeur y était encore plus acre et plus violente, car c’était là le foyer même de l’infection.
Dans une longue salle, exposée à un soleil ardent, étaient alignés, la tête contre le mur et laissant un passage au milieu, les blessés et les malades, dont la plupart avaient le délire et ne s’inquiétaient guère des survenants. Les autres, relevant la tête en les voyant entrer, tournèrent vers eux leurs figures de cire, sur lesquelles on lisait l’espérance d’un secours providentiel, et une jalousie involontaire à la vue de la bonne mine de Rostow. Celui-ci s’avança jusqu’au milieu de la chambre, et portant au loin, par les portes entr’ouvertes, son regard jusque dans les sections voisines, il n’aperçut partout que le même spectacle sinistre, qu’il considéra en silence. À ses pieds, presque en travers du passage, gisait un malade, un cosaque sans doute, facile à reconnaître à la coupe de ses cheveux; les jambes et les bras écartés, le visage enflammé, les yeux retournés et n’en laissant plus voir que le blanc, les veines des pieds et des mains gonflées et près d’éclater, il frappait sa tête contre le plancher, et répétait d’une voix rauque toujours le même mot. Rostow se pencha pour mieux entendre:
«À boire, à boire!» disait ce malheureux.
Regardant autour de lui, il se demanda où il pourrait transporter le mourant et lui donner de l’eau.
«Qui donc les soigne?» demanda-t-il au chirurgien.
Au même moment, un soldat du train, sortant de l’autre pièce et le prenant pour un des chefs inspecteurs de l’hôpital, fit le salut militaire en passant devant lui:
«Transporte-le ailleurs et donne-lui de l’eau.
— Entendu, Votre Noblesse, répondit le soldat sans bouger.
— On n’en fera rien,» se dit Rostow, et il allait sortir, lorsqu’il se sentit instinctivement attiré vers un coin de la chambre par un regard fixé obstinément sur lui. Un vieux soldat, au teint jauni, à l’expression sombre, à la barbe grise et inculte, semblait vouloir lui demander quelque chose. Il s’approcha de lui et vit qu’une de ses jambes avait été amputée au-dessus du genou. Son voisin, un tout jeune homme, immobile, étendu la tête renversée en arrière, le visage d’une blancheur mate, les yeux fixes sous ses paupières à demi closes, attira l’attention de Rostow. Il frémit: «Mais il me semble, dit-il, que celui-ci est…
— Oui, Votre Noblesse, et nous avons déjà tant supplié! Dit le vieux soldat dont la mâchoire tremblait. Il est mort à l’aube… Ce sont pourtant des hommes et pas des chiens!
— On va l’emporter à l’instant, s’empressa de dire le chirurgien: venez, Votre Noblesse.
— Allons, allons,» dit Rostow avec la même hâte, en baissant les yeux, et, essayant de passer inaperçu sous le feu croisé de ces regards, braqués sur lui avec une expression de reproche et d’envie, il sortit de cet enfer.
XVIII
Après avoir traversé le corridor, ils entrèrent dans la section des officiers, qui était composée de trois pièces communiquant entre elles: il y avait là des lits, sur lesquels les malades étaient couchés ou assis. Quelques-uns d’entre eux se promenaient en robe de chambre. Le premier que remarqua Rostow fut un petit homme maigre avec un bras de moins, en bonnet de coton, une pipe à la bouche, arpentant de long en large la première pièce. Il essaya de se rappeler où il l’avait déjà vu.
«Voilà comme on se retrouve, dit le petit homme. C’est moi, Touschine, celui qui vous a ramené là-bas à Schöngraben, et vous voyez, ajouta-t-il en montrant sa manche flottante, on m’a enlevé un petit morceau!… Vous cherchez Denissow… c’est mon compagnon!… Venez par ici,» et il l’emmena dans la chambre voisine, où l’on entendait rire aux éclats.
«Comment ont-ils envie de rire ici?» se demanda Rostow qui ne pouvait ni se débarrasser de l’odeur du mort, ni oublier les regards qui l’avaient suivi à sa sortie.
Denissow, la tête enfouie sous sa couverture, dormait encore, quoiqu’il fût déjà midi:
«Ah! Rostow! Bonjour, bonjour!» s’écria-t-il de sa voix habituelle; mais Rostow remarqua avec peine qu’à travers sa vivacité et son insouciance ordinaire un sentiment étrange d’aigreur perçait sur sa figure et dans ses paroles.
Sa