il s’était promis de rembourser ses parents en cinq ans, de ne toucher que deux mille roubles sur les dix qui lui étaient annuellement alloués, et de laisser le reste à leur disposition.
À la suite de plusieurs retraites, de plusieurs marches en avant et de plusieurs combats à Poultousk, à Preussisch-Eylau, notre armée s’était enfin concentrée à Bartenstein. On attendait l’arrivée de l’Empereur pour commencer la campagne.
Le régiment de Pavlograd, qui avait pris part à celle de 1808, et qui venait seulement de rejoindre l’armée active, après avoir complété ses cadres en Russie, n’avait pas pris part à ces premiers engagements. Dès son arrivée, il fut réuni au détachement de Platow, indépendant du reste de l’armée.
Les hussards avaient eu à plusieurs reprises de légères escarmouches avec l’ennemi, et avaient même fait une fois des prisonniers, en s’emparant des équipages du maréchal Oudinot. Le mois d’avril se passa à bivouaquer près d’un village allemand ruiné et désert.
Le dégel arrivait: il faisait froid et sale, les rivières charriaient, et les chemins, devenus impraticables, arrêtaient la distribution de fourrage pour les chevaux et de vivres pour les hommes. Les soldats se répandaient dans les villages abandonnés, à la recherche de quelques maigres pommes de terre.
Il ne restait plus rien, les habitants étaient en fuite, et ceux qui étaient demeurés en arrière, arrivés au dernier degré de la misère, étaient un objet de pitié pour le soldat, qui, privé de tout, leur donnait encore du sien, plutôt que de leur enlever leur dernière bouchée.
Le régiment avait perdu deux hommes dans les derniers engagements, mais la maladie et la famine l’avaient réduit de moitié. La mortalité était telle dans les hôpitaux, que le soldat, exténué par la fièvre et par l’enflure, résultats de la mauvaise nourriture, préférait continuer son service et traîner dans les rangs ses pieds endoloris, plutôt que d’entrer à l’hôpital. Les premiers jours du printemps, les soldats découvrirent dans la terre une certaine plante semblable à l’asperge, qu’ils appelèrent, on ne sait trop pourquoi, «racine douce», bien qu’elle fût au contraire très amère. On les voyait la chercher de tous les côtés, la déterrer et la manger, malgré la défense qui leur en avait été faite. Une nouvelle maladie, la tuméfaction des pieds, des mains et de la figure, considérée par les médecins comme provenant de l’emploi de cette plante nuisible, fit parmi eux de nombreuses victimes, et cependant l’escadron de Denissow se nourrissait principalement de cette racine. Il y avait quinze jours qu’il ne recevait plus qu’une ration réduite de biscuit, et les pommes de terre qu’on avait envoyées en dernier lieu se trouvaient gelées et germées.
Les chevaux, dont la maigreur était effrayante, ne se nourrissaient que de la paille des toits, et leur poil d’hiver se hérissait en touffes emmêlées.
Malgré toutes ces misères, officiers et soldats continuaient leur même existence. Pâles et la figure gonflée, couverts d’uniformes déchirés, les hussards s’alignaient comme d’habitude, allaient au fourrage, au pansage, nettoyaient leur fourniment, arrachaient la paille des toits, dînaient autour de leur chaudron et se levaient de là affamés, et plaisantant sur leur maigre chère et sur leur faim. À leurs moments de loisir, ils allumaient comme toujours leurs feux, s’y chauffaient tout nus, fumaient, triaient et cuisaient leurs pommes de terre gelées et gâtées, en se racontant des histoires sur les guerres de Potemkine et de Souvorow ou des récits merveilleux sur Alëcha, le panier percé, ou sur Mikolka, le manœuvre.
Les officiers demeuraient par deux et par trois dans des cabanes délabrées. Les anciens s’occupaient de la paille, des pommes de terre (l’argent abondait, quoiqu’on n’eût rien à manger), et la plupart passaient leur temps à jouer aux cartes ou à d’autres jeux plus innocents, tels que les osselets et la svaïka7. On causait peu des affaires en général, surtout parce qu’on devinait qu’il n’y avait rien de bon à apprendre.
Rostow logeait avec Denissow, et le premier comprenait que, tout en ne lui parlant jamais de sa famille, c’était à son amour malheureux pour Natacha qu’il devait la recrudescence de son affection, et leur amitié réciproque n’en devenait que plus vive. Denissow exposait le plus rarement possible son ami au danger, et l’accueillait avec une joie expansive, lorsqu’il le voyait revenir sain et sauf. Dans une des reconnaissances où Rostow avait été envoyé pour chercher des vivres, il trouva dans un village voisin un vieux Polonais avec sa fille qui allaitait un enfant. À moitié nus, mourant de faim et de froid, ils n’avaient aucun moyen de s’éloigner. Il les amena au bivouac, les logea chez lui, et les secourut quelque temps jusqu’au rétablissement du vieillard. Un camarade, venant à causer de femmes, assura en riant que Rostow était le plus fin d’eux tous, et qu’il aurait bien dû leur faire faire connaissance avec la jeune et jolie Polonaise qu’il avait sauvée. Vivement blessé de ces propos, il répondit à l’officier par une volée d’injures, et Denissow eut toutes les peines du monde à les empêcher de se battre. Lorsque l’officier fut parti, Denissow, qui ignorait lui-même la nature des relations de son ami avec la Polonaise, lui fit des reproches sur son emportement:
«Mais comment veux-tu que j’agisse autrement? Je la regarde comme ma sœur et je ne puis te dire à quel point j’ai été blessé… car enfin c’est comme si…»
Denissow lui frappa sur l’épaule et se mit à marcher en long et en large, signe chez lui d’une forte émotion:
«Ah! Quelle diable de race que ces Rostow…» murmura-t-il.
Et Nicolas vit briller des larmes dans les yeux de son ami.
XVI
Au mois d’avril, les troupes reçurent, avec une joie facile à comprendre, la nouvelle de l’arrivée de l’Empereur. Le régiment de Pavlograd étant placé assez loin des avant-postes, en avant de Bartenstein, Rostow fut privé du plaisir de parader à la revue impériale.
Ils bivouaquaient, Denissow et lui, dans une hutte creusée sous terre et recouverte par les soldats, selon l’usage qui venait d’être récemment introduit, de gazon et de branchages. On creusait un fossé d’une archine et demie de large, sur deux de profondeur et trois et demie de longueur. À l’un des bouts étaient pratiquées des marches, c’était l’entrée; le fossé lui-même formait la chambre, où chez les plus riches, tels que le commandant de l’escadron, une grande planche, occupant tout le fond du côté opposé à la sortie, et posée sur des pieux, représentait la table; le long du fossé, la terre formait un rebord d’une archine, c’étaient les deux lits et le canapé; le toit permettait de se tenir debout au milieu, et on pouvait même être assis sur son lit, en se rapprochant un peu de la table. Denissow, aimé de ses soldats, vivait toujours largement: aussi avait-on appliqué sur le fronton de sa hutte une planche avec un carreau brisé et recollé avec du papier. Lorsqu’il faisait très grand froid, on plaçait sur les marches, décorées par Denissow du nom de salon, une plaque de métal couverte de charbons allumés, tirés du foyer des soldats, et il en résultait une si bonne chaleur, que les officiers, réunis chez lui, y restaient simplement en manches de chemise.
Rostow, rentrant un jour de son service, tout mouillé et tout harassé après une nuit de veille, se fit apporter un tas de ces charbons allumés, changea de vêtements, fit sa prière, avala son thé, rangea ses paquets dans le coin qui était à lui, et s’étendit bien réchauffé sur sa couche, les bras passés sous sa tête, pour réfléchir tout à son aise à l’avancement qu’il allait recevoir à propos de la dernière reconnaissance qu’il avait faite.
Il entendit tout à coup dehors la voix irritée de son ami; s’étant penché vers la fenêtre pour voir à qui il en avait, il reconnut le maréchal des logis Toptchenko:
«Je t’avais pourtant défendu de leur laisser manger cette racine, criait Denissow, et cependant j’en ai vu un qui en emportait.
— Je l’ai défendu, Votre Noblesse, mais on ne m’écoute pas.»
Rostow