ne se préoccupait jamais du bien à faire à son prochain:
«Tu veux donner la liberté à tes paysans? C’est une bonne chose; mais, crois-moi, elle ne profitera, ni à toi, qui, je suppose, n’as jamais, ni battu, ni exilé personne, ni à tes paysans, qui ne s’en trouvent pas plus mal pour être battus et envoyés en Sibérie, car là-bas leurs plaies ont tout le temps de se cicatriser… ils y recommencent la même vie animale que par le passé, et ils se retrouvent exactement aussi heureux. Mais sais-tu pour qui je la désirerais? Pour ceux dont le moral se dégrade par l’abus qu’ils font de leur pouvoir, en infligeant des punitions arbitraires, et qui, voués par là au remords, finissent par l’étouffer en eux-mêmes et par s’endurcir peu à peu. Tu n’as peut-être jamais vu, comme moi, de bonnes natures, élevées dans les traditions de ce pouvoir sans frein, devenir, avec les années, irritables, cruelles, incapables de se dominer et accroissant ainsi chaque jour la somme de leur malheur. Voilà ceux que je plains, et pour lesquels la liberté des paysans serait un bienfait! Oui, c’est la dignité de l’homme que je pleure, la paix de la conscience, la pureté des sentiments, mais quant aux dos et aux fronts des autres, ils n’en resteront pas moins des dos et des fronts, qu’on les batte ou qu’on les rase!»
À l’emportement que le prince André mettait dans cette discussion, Pierre devinait involontairement que ces pensées lui étaient suggérées par le caractère de son père.
«Non, mille fois non, dit-il, je ne serai jamais de votre avis!»
XII
Ils se mirent en route dans la soirée pour Lissy-Gory; le prince André rompait parfois le silence par quelques mots qui témoignaient de la bonne disposition de son humeur; mais il avait beau lui montrer ses champs et lui expliquer les perfectionnements agronomiques qu’il y avait introduits, Pierre, absorbé dans ses réflexions, ne répondait que par monosyllabes. Il se disait que son ami était malheureux, qu’il était dans l’erreur, qu’il ne connaissait pas la vraie lumière, qu’il était de son devoir à lui de l’aider, de l’éclairer et de le relever. Mais il sentait aussi qu’à sa première parole le prince André renverserait d’un mot toutes ses théories; il avait peur de commencer, peur surtout d’exposer à sa satire l’arche sainte de ses croyances.
«Qu’est-ce qui vous fait penser ainsi? Dit-il tout à coup, en baissant la tête, comme un taureau qui s’apprête à donner un coup de corne. Vous n’en avez pas le droit!
— De penser quoi? Demande le prince André étonné.
— De penser ainsi à la vie, à la destinée de l’homme. C’étaient aussi mes idées, et savez-vous ce qui m’a sauvé? La franc-maçonnerie! Ne souriez pas: elle n’est pas, comme je le pensais et comme je le croyais, une secte religieuse qui se borne à de vaines cérémonies, mais elle est l’unique expression de ce qu’il y a de meilleur, d’éternel dans l’humanité…» Et il lui expliqua que la franc-maçonnerie, comme il la comprenait, était la doctrine chrétienne, affranchie des entraves sociales et religieuses, et la simple mise en action de l’égalité, de la fraternité, de la charité.
«Notre sainte association est la seule qui comprenne le vrai but de la vie, tout le reste est un mirage; en dehors d’elle, tout est mensonge et iniquité, si bien qu’en dehors d’elle il ne reste plus à un homme bon et intelligent qu’à végéter, comme vous le faites, en se gardant seulement de faire du tort à son prochain. Mais si une fois vous admettez nos principes fondamentaux, si vous entrez dans notre ordre, si, vous y abandonnant, vous vous laissez diriger par lui, vous sentirez aussitôt, comme je l’ai senti moi-même, que vous êtes un anneau de cette chaîne invisible et éternelle, dont le premier chaînon est caché dans les cieux.»
Le prince André regardait devant lui et écoutait sans mot dire, se faisant parfois répéter ce que le bruit des roues l’avait empêché d’entendre. L’éclat de ses yeux, son silence même faisaient espérer à Pierre que ses paroles n’avaient pas été vaines, et qu’elles ne seraient pas reçues avec ironie.
Ils arrivèrent ainsi à une rivière débordée qu’il fallait traverser en bac; ils descendirent de la voiture, pendant qu’on la plaçait sur le bac avec les chevaux.
Le prince André, appuyé à la balustrade, regardait silencieusement cette masse d’eau qui scintillait au soleil couchant:
«Eh bien, qu’en pensez-vous? Pourquoi ne répondez-vous pas?
— Ce que je pense? Mais je t’écoute! Tout cela est fort bien! Tu me dis: entre dans notre ordre et nous t’enseignerons le but de la vie, la destination de l’homme et les lois qui régissent le monde. Mais qui êtes-vous donc? Des hommes! D’où vient alors que vous sachiez tout et d’où vient que je ne voie pas ce que vous voyez? Pour vous, la vertu et la vérité doivent régner sur la terre, et moi, je ne m’en aperçois pas!
— Croyez-vous à la vie future? Lui demanda Pierre, en, l’interrompant.
— À la vie future? Murmura le prince André. Pierre, trouvant une négation dans cette réponse de son ami, et connaissant de longue date son athéisme, poursuivit:
— Vous me dites que vous ne pouvez voir le règne de la vertu et de la vérité sur cette terre? Je ne le vois pas non plus et on ne peut pas le voir, si on considère notre vie comme la fin de tout. Sur cette terre, il n’y a ni vérité, ni vertu… tout est mensonge; mais dans la création universelle, c’est la vérité qui gouverne. Sans doute, nous sommes les enfants de cette terre, mais dans l’éternité nous sommes les enfants de l’univers. Je sens malgré moi que je suis une parcelle de cet harmonieux et immense ensemble. Je sens que, dans cette innombrable myriade d’êtres, qui sont les manifestations de la divinité ou de cette force supérieure, si vous l’aimez mieux, je suis un chaînon, un degré dans l’échelle ascendante. Si je vois clairement devant mes yeux cette échelle qui monte de la plante jusqu’à l’homme, pourquoi supposerais-je qu’elle s’arrête à moi, sans monter plus haut? De même que rien ne se perd dans ce monde, de même je ne puis me perdre dans le néant! Je sais que j’ai été et que je serai! Je sais qu’à part moi et au-dessus de moi vivent des esprits, et que dans ce monde demeure la vérité!
— Oui, c’est la doctrine de Herder, dit le prince André, mais ce n’est pas elle qui me convaincra! La vie et la mort, voilà ce qui vous persuade!… Lorsqu’on voit un être qui vous est cher, qui est lié à votre existence, envers lequel on a eu des torts qu’on espérait réparer… (et sa voix trembla)… et que tout à coup cet être souffre, se débat sous l’étreinte de la douleur et cesse d’exister… on se demande pourquoi! Qu’il n’y ait pas de réponse à cela, c’est impossible, et je crois qu’il y en a une! Voilà ce qui peut convaincre, voilà ce qui m’a convaincu.
— Mais, dit Pierre, n’ai-je pas dit la même chose?
— Non, je veux dire que ce ne sont pas les raisonnements qui vous mènent à admettre la nécessité de la vie future, mais lorsqu’on marche à deux dans la vie, et que tout à coup votre compagnon disparaît, là-bas, dans le vide, qu’on s’arrête devant cet abîme, qu’on y regarde… la conviction s’impose, et j’ai regardé!…
— Eh bien, alors! Vous savez qu’il y a un là-bas, et qu’il y a quelqu’un, c’est-à-dire la vie future et Dieu!»
Le prince André ne répondit rien. La calèche et les chevaux avaient depuis longtemps passé sur l’autre rive, le soleil était descendu à moitié, et la gelée du soir couvrait de son givre brillant les mares autour de la descente qui menait à la rivière, pendant que Pierre et André, au grand étonnement des domestiques, des cochers et des passeurs, discutaient encore sur le bac:
«S’il y a un Dieu, il y a une vie future, donc la vérité et la vertu existent; le bonheur suprême de l’homme doit consister dans ses efforts pour les atteindre. Il faut vivre, aimer et croire que nous ne vivons pas maintenant seulement sur ce lambeau de terre, mais que nous avons vécu et vivons éternellement dans