León Tolstoi

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Mais, dit Pierre, ne savons-nous pas ce qu’est le mal pour nous-mêmes?

      — Oui, nous le savons; mais ce qui sera le mal pour moi ne le sera peut-être pas pour un autre, répondit avec vivacité le prince André. Je ne connais que deux maux bien réels, le remords et la maladie; il n’y a de bien que l’absence de ces maux: vivre pour soi et les éviter tous deux, voilà toute ma science.

      — Et l’amour du prochain, et le dévouement? S’écria Pierre. Non, je ne suis point de votre avis! Vivre et éviter le mal pour n’avoir pas à s’en repentir, c’est trop peu; j’ai vécu ainsi, et mon existence a été perdue sans utilité, et ce n’est que maintenant que je vis…, que je tâche de vivre pour les autres, que j’en comprends tout le bonheur. Non, mille fois non, je ne suis pas de votre avis, et vous-même, vous ne pensez pas ce que vous dites.

      Le prince André, les yeux fixés sur lui, l’écoutait avec un sourire railleur:

      «Tu vas faire la connaissance de ma sœur, la princesse Marie, et vous vous conviendrez parfaitement, j’en suis sûr. Après tout, tu as peut-être raison pour toi, et chacun vit à sa façon. Tu dis avoir perdu ton existence en vivant ainsi, et n’avoir compris le bonheur qu’en vivant pour les autres; eh bien, moi, c’est le contraire, j’ai vécu pour la gloire, et qu’est-ce que la gloire, si ce n’est aussi l’amour du prochain, le désir de lui être utile et de mériter ses louanges? J’ai donc vécu pour les autres, et mon existence est perdue, perdue sans retour; depuis que je vis pour moi, je suis plus calme!

      — Mais comment est-il possible de vivre pour soi seul? Demanda Pierre en s’échauffant. Et votre fils, votre sœur, votre père?

      — Ils font partie de mon moi, ce ne sont pas les autres, et les autres c’est le prochain, comme la princesse Marie et toi vous l’appelez, le prochain, cette grande source d’iniquité et de mal! Le prochain, sais-tu, ce sont tes paysans de Kiew que tu rêves de combler de bienfaits.

      — Vous voulez sans doute plaisanter? S’écria Pierre, excité par cette apostrophe. Quelle erreur, quelle injustice peut-il y avoir dans mon désir, si faiblement réalisé encore, de leur faire du bien? Quel mal y a-t-il à instruire ces pauvres gens, ces paysans, qui sont nos frères après tout, et qui naissent et meurent en ne connaissant de Dieu et de la vérité que des pratiques extérieures et des prières sans aucun sens pour eux? Quel mal y a-t-il à leur apprendre, à croire à une vie future, où ils auront la consolation de trouver des compensations et des récompenses? Quel mal et quelle erreur y a-t-il à les empêcher de mourir sans secours, sans soins, lorsqu’il est si facile de leur donner ce qui leur est matériellement nécessaire, un hôpital, un médecin, un asile? N’est-ce pas un bienfait palpable, certain, que les quelques moments de repos que je puis accorder au paysan, à la femme avec enfants, nuit et jour accablés de soucis? Je l’ai fait… sur une très petite échelle, il est vrai, mais enfin je l’ai fait, et vous ne me persuaderez pas que j’aie eu tort et que vous n’êtes pas de mon avis. J’ai, du reste, acquis une autre conviction, c’est que la jouissance que procure le bien que l’on fait est le seul bonheur de la vie.

      — Oui, sans doute, si tu poses la question de cette façon, c’est tout autre chose, reprit le prince André. Je bâtis une maison, je plante un jardin, et toi, tu construis des hôpitaux; l’un et l’autre peuvent être considérés comme un passe-temps. Mais laissons à Celui qui sait tout le droit de juger le bien et le mal. Je vois que tu veux continuer la discussion? Eh bien, allons…»

      Et ils sortirent sur le perron, qui faisait office de terrasse.

      «Tu parles d’écoles, d’enseignement, etc., etc., c’est-à-dire, ajouta-t-il en lui indiquant un paysan qui passait en les saluant, que tu veux le tirer de sa bestialité, lui donner des besoins moraux, lorsque, à mon sens, le bonheur animal est le seul bonheur possible pour lui… et tu veux l’en priver! Il me fait envie, et tu veux le rendre moi, sans lui donner les moyens dont je dispose? Tu veux alléger son travail, lorsqu’à mon avis le travail physique lui est aussi indispensable que le travail intellectuel l’est pour nous? Toi, tu ne peux pas t’empêcher de réfléchir…; moi, je me couche à trois heures du matin et je ne puis dormir: il me vient une foule de pensées, je me tourne, je me retourne, je pense et je repense: c’est une nécessité pour moi, comme pour lui de labourer et de faucher; sinon, il ira boire au cabaret et tombera malade. Huit jours de ce travail physique me tueraient!… De même, il mourrait si, se gorgeant du soir au matin, il menait pendant huit jours ma vie physiquement oisive!… À quoi songes-tu encore? Ah oui, les hôpitaux et les médecins! Il a un coup de sang, il meurt: tu le saignes, tu le guéris, et il vit estropié pendant dix ans à la charge des siens. Il eût été bien plus simple pour lui de le laisser mourir, car il y a toujours assez de ceux qui naissent. C’est tout différent, pour sûr, si tu le considères comme un travailleur de moins, et c’est là, te l’avouerai-je, ma manière d’envisager la question, mais toi, tu le guéris par amour fraternel, et il n’en a nul besoin. Encore une illusion de croire que la médecine a jamais guéri quelqu’un! Quant à tuer, elle y excelle!» ajouta-t-il avec une amertume mal déguisée.

      Il était évident, à la façon nette et précise dont le prince André énonçait ses opinions, qu’il y avait pensé plus d’une fois; il parlait avec plaisir et avec feu, comme un homme qui aurait été longtemps sevré de cette satisfaction. Son regard s’animait à mesure que ses jugements devenaient plus désespérés.

      «Ah! C’est horrible! Horrible! Dit Pierre. Je ne comprends pas comment vous pouvez vivre avec des convictions pareilles. J’ai eu, j’en conviens, de ces crises de désespoir, à Moscou, en voyage, mais dans ces cas-là je ne vis pas, je descends si bas, si bas, que tout m’est odieux, à commencer par moi-même…; je ne mange, ni ne me lave…

      — Comment, ne pas se laver? Fi donc, c’est sale; il faut au contraire se rendre la vie aussi agréable que possible. Si je vis, ce n’est pas ma faute, et je tâche de végéter ainsi jusqu’à la mort… sans gêner personne.

      — Mais pourquoi avez-vous de pareilles pensées? Vous voulez donc rester à ne rien faire, à ne rien entreprendre?…

      — On dirait vraiment que la vie vous laisse en paix! J’aurais été charmé de ne rien faire, mais voilà que la noblesse de l’endroit me fait l’honneur de m’élire pour son maréchal, honneur dont je me suis débarrassé non sans difficulté. Ils ne comprenaient pas que je manquais de cette platitude bonasse et minutieuse qui leur est nécessaire et qu’ils auraient désiré trouver en moi… Je suis en train de m’arranger ici un coin où je puisse vivre tranquille… Arrive la milice, dont il faut, bon gré mal gré, que je m’occupe.

      — Pourquoi ne servez-vous plus?

      — Comment, après Austerlitz? Dit le prince André d’un air sombre. Non, je me suis juré de ne plus servir dans l’armée active, et je tiendrai parole, quand même Bonaparte serait là, dans le gouvernement de Smolensk. Il menacerait Lissy-Gory même, que je ne rentrerais pas dans les rangs! Quant à la milice, comme mon père est aujourd’hui commandant en chef du 3ème arrondissement, je n’avais d’autre moyen de me délivrer du service actif que de servir sous ses ordres.

      — Vous voyez bien cependant que vous servez?

      — Oui, je sers!

      — Mais alors pourquoi servez-vous?

      — Pourquoi? C’est bien simple: mon père est l’un des hommes les plus remarquables de son siècle. Il se fait vieux, et, sans être précisément dur, il a trop d’activité de caractère. L’habitude qu’il a d’un pouvoir illimité le rend terrible, à présent surtout qu’il le tient, en qualité de général en chef, de l’empereur lui-même. Il y a quinze jours, si j’avais tardé de deux heures, il aurait fait pendre un misérable employé à Youknow. Personne, excepté moi, n’ayant d’empire sur lui, je suis obligé de servir, pour l’empêcher de commettre des actes qui, plus tard, le condamneraient à des remords éternels.

      — Vous voyez bien!

      — Oui, mais