León Tolstoi

Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï


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lui dit-elle avec son éternel sourire, et d’un ton qui pouvait laisser supposer que certaines combinaisons, qu’il ignorait, rendaient sa visite indispensable. Mardi, entre huit et neuf heures. Vous me ferez plaisir.»

      Boris s’empressa de promettre; il allait continuer sa causerie avec elle, lorsque Anna Pavlovna l’appela, sous prétexte que «sa Tante» désirait lui parler.

      «Vous connaissez son mari, n’est-ce pas? Demanda «la Tante», en fermant les yeux, et en indiquant Hélène d’un geste mélancolique. Ah! Quelle malheureuse et ravissante femme! Ne parlez pas de lui devant elle, je vous en supplie, c’est trop pénible pour son cœur!»

      VII

      Pendant leur aparté, le prince Hippolyte s’était emparé du dé de la conversation.

      Étendu à son aise dans un large fauteuil, il se redressa vivement et lança ces mots: «Le roi de Prusse!» après quoi, se mettant à rire, il retomba dans le silence. Tous se tournèrent vers lui, et Hippolyte, continuant à rire et se renfonçant dans son fauteuil, répéta:

      «Le roi de Prusse!»

      Anna Pavlovna, voyant qu’il ne se décidait pas à en dire plus long, attaqua Napoléon avec violence, et raconta, à l’appui de sa sortie, comment ce brigand de Bonaparte avait volé à Potsdam l’épée de Frédéric le Grand!

      «C’est l’épée de Frédéric le Grand, que je…» dit-elle; à ce moment, Hippolyte l’interrompit en répétant: «Le roi de Prusse!…» et se tut. MlleSchérer fit une grimace, et Mortemart, l’ami d’Hippolyte, lui dit brusquement:

      «Voyons, à qui en avez-vous avec votre roi de Prusse?

      — Oh! Ce n’est rien, je voulais simplement dire que nous avons tort de faire la guerre pour le roi de Prusse!» Il mitonnait cette petite plaisanterie, qu’il avait entendue à Vienne, et cherchait à la placer depuis le commencement de la soirée.

      Boris sourit prudemment, de façon qu’on pût supposer à volonté, ou qu’il raillait, ou qu’il approuvait.

      «Il est très mauvais, votre jeu de mots, très spirituel, mais très injuste, dit Anna Pavlovna, en le menaçant du doigt. Nous ne faisons pas la guerre pour le roi de Prusse, sachez-le bien, mais pour les bons principes. Ah! Le méchant prince Hippolyte!»

      La conversation continua à rouler sur la politique, et s’anima sensiblement, lorsqu’il fut question des récompenses accordées par l’Empereur.

      «N. N. N’a-t-il pas reçu l’année dernière une tabatière avec le portrait, dit l’homme «à l’esprit profond»? Pourquoi S. S. Ne pourrait-il pas en recevoir autant?

      — Je vous demande pardon, une tabatière avec le portrait de l’Empereur est une récompense, mais point une distinction; c’est plutôt un cadeau, fit observer le diplomate.

      — Il y a des précédents, je vous citerai Schwarzenberg.

      — C’est impossible, dit un troisième.

      — Je suis prêt à parier: le grand-cordon, c’est différent.»

      Au moment où l’on se quitta, Hélène, qui n’avait pas ouvert la bouche de la soirée, réitéra à Boris sa prière, ou plutôt son ordre significatif et bienveillant, de ne point oublier le prochain mardi.

      «Il le faut absolument,» dit-elle en souriant, et en regardant Anna Pavlovna, qui, d’un triste sourire, appuya l’invitation.

      Hélène avait découvert, dans son intérêt subit pour l’armée prussienne, une raison péremptoire pour recevoir Boris, et elle semblait laisser entendre qu’elle la lui dirait à sa première visite.

      Boris se rendit au jour indiqué dans le brillant salon d’Hélène, où il y avait déjà beaucoup de monde, et il allait en sortir sans avoir eu d’explication catégorique, lorsque la comtesse, qui jusque-là ne lui avait adressé que quelques mots, au moment où il lui baisait la main en se retirant, lui dit tout à coup à l’oreille, et cette fois sans sourire:

      «Venez dîner demain… le soir… Il faut que vous veniez… venez!…»

      Et voilà comment Boris devint l’intime de la comtesse pendant son premier séjour à Pétersbourg.

      VIII

      La guerre se rallumait et se rapprochait de plus en plus des frontières russes. On n’entendait de tous côtés que des anathèmes contre Bonaparte, l’ennemi du genre humain. Dans les villages, où arrivaient à tout moment du théâtre de la guerre les nouvelles les plus invraisemblables et les plus contradictoires, on rassemblait les recrues et les soldats.

      À Lissy-Gory, l’existence de chacun avait grandement changé depuis l’année précédente.

      Le vieux prince avait été nommé l’un des huit chefs de la milice désignés pour toute la Russie. Malgré son état de faiblesse, aggravé par l’incertitude dans laquelle il était resté pendant plusieurs mois sur le sort de son fils, il crut de son devoir d’accepter ce poste que lui avait confié l’Empereur lui-même, et cette activité toute nouvelle lui rendait ses anciennes forces. Il passait tout son temps en courses dans les trois gouvernements qui étaient de son ressort. Rigoureux dans l’accomplissement de ses devoirs, il était d’une sévérité presque cruelle avec ses subordonnés, et descendait jusqu’aux moindres détails. Sa fille ne prenait plus de leçons de mathématiques; mais tous les matins, accompagnée de la nourrice qui portait le petit prince Nicolas (comme l’appelait le grand-père), elle venait le voir dans son cabinet. L’enfant occupait, avec sa nourrice et la vieille bonne Savichnia, les appartements de sa mère; c’est là que la princesse Marie, lui servant de mère, passait la plus grande partie de sa journée. MlleBourrienne semblait aussi s’être passionnément attachée au petit garçon, et la princesse Marie s’en reposait parfois sur elle pour soigner et pour amuser leur petit ange.

      On avait fait élever dans l’église de Lissy-Gory une chapelle sur la tombe de la princesse, et, sur cette tombe, un ange en marbre blanc déployait ses ailes. On aurait dit vraiment que l’ange, dont la lèvre supérieure était un peu relevée, se préparait à sourire; aussi le prince André et sa sœur furent frappés de sa ressemblance avec la défunte, et, chose étrange que le prince se garda de faire remarquer à sa sœur, l’artiste lui avait involontairement donné cette même expression de doux reproche qu’il avait lue sur les traits de sa femme, glacés par la mort: «Ah! Qu’avez-vous fait de moi?…»

      Bientôt après son retour, le prince André reçut de son père en toute propriété la terre de Bogoutcharovo, située à quarante verstes de Lissy-Gory; aussi, fuyant les souvenirs pénibles et cherchant la solitude, il profita de cette générosité du vieux prince, dont il supportait avec peine le caractère difficile, pour s’y construire un pied-à-terre, afin d’y passer la plus grande partie de son temps.

      Il s’était fermement décidé, après la bataille d’Austerlitz, à abandonner la carrière militaire, ce qui l’obligea, à la reprise de la guerre, pour ne point reprendre du service actif, de s’employer sous les ordres de son père, en l’aidant à la formation des milices. Le père et le fils semblaient avoir changé de rôle: le premier, excité par son activité, ne présageait à cette campagne qu’une heureuse issue, tandis que le fils la déplorait au fond de son cœur et voyait tout en noir.

      Le 26 février de l’année 1807, le vieux prince partit pour une inspection et son fils resta à Lissy-Gory, comme il faisait d’habitude durant ses absences. Le cocher qui l’avait mené à la ville voisine en rapporta des lettres et des papiers pour le prince André.

      Le valet de chambre, ne l’ayant pas trouvé chez lui, passa dans l’appartement de la princesse Marie sans l’y rencontrer; l’enfant, malade depuis quatre jours, lui donnait des inquiétudes, et il était auprès de lui.