León Tolstoi

Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï


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son insu, tout ce qu’il y avait de douceur dans le bien. Ses doutes s’étaient dissipés: il croyait fermement à l’union fraternelle de tous les hommes, n’ayant d’autre but que s’entr’aider sur le chemin de la vertu. C’est ainsi qu’il comprenait l’ordre et les principes de la franc-maçonnerie.

      III

      Arrivé chez lui, Pierre ne fit part à personne de son retour. Il s’enferma et passa ses journées à lire Thomas A. Kempis, qui lui avait été remis, il ne savait par qui, et il n’y voyait qu’une chose, la possibilité, jusque-là inconnue pour lui, d’atteindre à la perfection, et de croire à cet amour fraternel et actif entre les hommes, que lui avait dépeint Basdéiew. Une semaine après son arrivée, le jeune comte polonais Villarsky, qu’il ne connaissait que fort peu, entra chez lui un soir, avec cet air solennel et officiel qu’avait eu le témoin de Dologhow. Il referma la porte, et s’étant bien assuré qu’il n’y avait personne dans la chambre:

      «Je suis venu chez vous, lui dit-il, pour vous faire une proposition. Une personne, très haut placée dans notre confrérie, a fait des démarches pour que vous y soyez admis avant le terme et m’a proposé d’être votre parrain. Accomplir la volonté de cette personne est pour moi un devoir sacré. Désirez-vous entrer, sous ma garantie, dans la confrérie des francs-maçons?»

      Le ton froid et sévère de cet homme, qu’il n’avait vu qu’au bal, coquetant, avec un aimable sourire sur les lèvres, dans la société des femmes les plus brillantes, frappa Pierre.

      «Oui, je le désire,» répondit-il.

      Villarsky inclina la tête:

      «Encore une question, comte, à laquelle je vous prie de répondre, non comme un membre futur de notre société, mais en galant homme et en toute sincérité: avez-vous renié vos opinions passées? Croyez-vous en Dieu?»

      Pierre réfléchit:

      «Oui, répondit-il, je crois en Dieu!

      — Dans ce cas…» Pierre l’interrompit encore: «Oui, je crois en Dieu!

      — Partons alors, ma voiture est à vos ordres.»

      Villarsky se tut pendant le trajet. À une question de Pierre, qui lui demandait ce qu’il avait à faire et à répondre, il se borna à lui dire que des frères, plus dignes que lui, l’éprouveraient, et qu’il n’avait qu’à dire la vérité.

      Entrés sous la porte cochère d’une grande maison où se trouvait la loge, ils montèrent un escalier obscur et arrivèrent à une antichambre éclairée; ils s’y débarrassèrent de leurs pelisses pour passer dans une pièce voisine. Un homme, étrangement habillé, parut sur le seuil de la porte. Villarsky s’avança, lui dit quelques mots à l’oreille, en français, et, ouvrant ensuite une petite armoire qui contenait des habillements que Pierre voyait pour la première fois, il en tira un mouchoir, lui banda les yeux, et, comme il le lui nouait derrière la tête, quelques cheveux se trouvèrent pris dans le nœud. L’attirant à lui, il l’embrassa, le prit par la main et l’emmena. Le gros Pierre, mal à l’aise sous ce bandeau qui le tiraillait, les bras ballants, souriant d’un air timide, suivit Villarsky d’un pas mal assuré.

      «Quoi qu’il vous arrive, dit ce dernier en s’arrêtant, supportez-le avec courage, si vous êtes décidé à être des nôtres. (Pierre fit un signe affirmatif.) Quand vous entendrez frapper à la porte, vous ôterez votre bandeau. Courage et espoir!…» et il sortit en lui serrant la main.

      Resté seul, Pierre se redressa et porta involontairement la main au bandeau pour l’enlever, mais il l’abaissa aussitôt. Les cinq minutes qui s’écoulèrent lui parurent une heure; ses jambes se dérobaient sous lui, ses mains s’engourdissaient; il se sentait fatigué et éprouvait les sensations les plus diverses: il avait peur de ce qui l’attendait et peur de manquer de courage; sa curiosité était éveillée, mais ce qui le rassurait, c’était la certitude d’entrer enfin dans la voie de la régénération et de faire le premier pas dans cette existence active et vertueuse, à laquelle il n’avait cessé de rêver depuis sa rencontre avec le voyageur. Des coups violents se firent entendre. Pierre ôta son bandeau et regarda. La chambre était obscure; une petite lampe, répandant une faible lumière, qui sortait d’un objet blanc placé sur une table couverte de noir, à côté d’un livre ouvert, brûlait dans un coin. Ce livre était l’Évangile, cet objet blanc était un crâne avec ses dents et ses cavités. Tout en lisant le premier verset de l’évangile de saint Jean: «Au commencement, était le Verbe et le Verbe était en Dieu,» il fit le tour de la table et aperçut un cercueil plein d’ossements: il n’en fut pas surpris, il s’attendait à des choses extraordinaires. Le crâne, le cercueil, l’Évangile ne suffisant pas à son imagination excitée, il en demandait davantage et regardait autour de lui, en répétant ces mots: «Dieu, mort, amitié fraternelle…» paroles vagues, qui symbolisaient pour lui une vie toute nouvelle. La porte s’ouvrit, et un homme de petite taille entra; la brusque transition de la lumière aux demi-ténèbres de cette chambre le fit s’arrêter un instant, et il avança avec prudence vers la table, sur laquelle il posa ses mains gantées.

      Ce petit homme portait un tablier de cuir blanc, qui descendait de sa poitrine jusque sur ses pieds, et sur lequel s’étalaient, autour de son cou, une sorte de collier et une haute fraise entourant sa figure allongée par le bas.

      «Pourquoi êtes-vous venu ici? Demanda le nouveau venu, en se tournant du côté de Pierre. Pourquoi vous, incrédule à la vérité, aveugle à la lumière, pourquoi êtes-vous venu ici, et que voulez-vous de nous? Est-ce la sagesse, la vertu et le progrès que vous cherchez?»

      Au moment où la porte s’était ouverte, Pierre avait éprouvé la même terreur religieuse qu’il ressentait clans son enfance pendant la confession, lorsqu’il se trouvait tête-à-tête avec un homme qui, dans les conditions habituelles de la vie, lui aurait été complètement étranger, et qui devenait son proche, de par le sentiment de la fraternité humaine Pierre, ému, s’approcha du second Expert (ainsi s’appelait dans l’ordre maçonnique le frère chargé de préparer le récipiendaire qui demandait l’initiation), et il reconnut un de ses amis, nommé Smolianinow. Cela lui fut désagréable; il aurait préféré ne voir dans le nouveau venu qu’un frère, qu’un instructeur bienveillant et inconnu. Il fut si longtemps sans répondre que l’Expert renouvela sa question.

      «Oui; je… je… veux me régénérer.

      — C’est bien,» dit Smolianinow, et il continua: «Avez-vous une idée des moyens qui sont à notre disposition pour vous aider à atteindre votre but?

      — Je… j’espère… être guidé… secouru…, répondit Pierre d’une voix tremblante qui l’empêchait de s’exprimer nettement.

      — Comment comprenez-vous la franc-maçonnerie?

      — Je pense que la franc-maçonnerie est la fraternité et l’égalité parmi les hommes avec un but vertueux.

      — C’est bien, dit l’Expert satisfait de sa réponse. Avez-vous cherché le moyen d’y arriver par la religion?

      — Non, l’ayant jugée contraire à la vérité, dit-il si bas que l’Expert eut peine à entendre sa réponse et la lui fit répéter; j’étais un athée, reprit-il.

      — Vous cherchez la vérité pour vous soumettre aux lois de la vie; par conséquent, vous cherchez la sagesse et la vertu?

      — Oui.»

      L’Expert croisa ses mains gantées sur sa poitrine et poursuivit:

      «Mon devoir est de vous initier au but principal de notre ordre; s’il est conforme à celui que vous désirez atteindre, vous en deviendrez un membre utile. La base sur laquelle il repose et de laquelle aucune force humaine ne peut le renverser, c’est la conservation et la transmission à la postérité de mystères importants qui sont parvenus jusqu’à nous à travers les siècles les plus reculés,