León Tolstoi

Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï


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ni leurs témoins, ne furent poursuivis; mais l’histoire elle-même, confirmée d’ailleurs par la séparation des deux époux, se répéta bientôt de bouche en bouche. Pierre, que l’on avait reçu avec une bienveillante condescendance lorsqu’il n’était qu’un bâtard, qu’on avait comblé d’attentions et de flatteries lorsqu’il était devenu le premier parti de la Russie, avait beaucoup perdu de son prestige aux yeux de la société après son mariage; car ce mariage enlevait tout espoir aux mères qui avaient des filles à marier, d’autant plus qu’il n’avait jamais ni cherché ni réussi à s’insinuer dans les bonnes grâces de la coterie du high life. Aussi n’accusait-on que lui, et le traitait-on à tout propos d’imbécile, de jaloux et de monomane furieux, en tout semblable à son père. Après son départ, Hélène, de retour à Pétersbourg, fut reçue par toutes ses connaissances avec la bienveillance respectueuse qui était due à son malheur. Si le nom de son mari venait à être prononcé par hasard, elle prenait une expression de dignité, que, grâce à son tact inné, elle s’était appropriée, sans en comprendre la valeur; sa figure disait qu’elle supportait avec résignation son isolement, et que son mari était la croix que Dieu lui avait envoyée. Quant au prince Basile, il exprimait son opinion plus franchement, et ne manquait jamais, à l’occasion, de dire, en portant le doigt à son front:

      «C’est un cerveau fêlé, je l’avais toujours dit.

      — Pardon, répliquait MlleSchérer, je l’avais dit avant les autres, dit devant témoins (et elle insistait sur la priorité de son jugement)… – Ce malheureux jeune homme, ajoutait-elle, est perverti par les idées corrompues du siècle. Je m’en étais bien aperçue à son retour de l’étranger, quand il posait chez moi pour le petit Marat… vous en souvient-il? Eh bien, voilà le beau résultat! Je n’ai jamais désiré ce mariage, j’ai prédit tout ce qui est arrivé.»

      Anna Pavlovna continuait comme par le passé à donner des soirées, qu’elle avait le don d’organiser avec un art tout particulier, et où se réunissaient, suivant son expression, «la crème de la véritable bonne société» et «la fine fleur de l’essence intellectuelle de Pétersbourg». Ses soirées brillaient encore d’un autre attrait: elle avait le talent d’offrir chaque fois à ce cercle choisi une personnalité nouvelle et intéressante. Nulle part ailleurs on ne pouvait étudier avec autant de précision que chez elle le thermomètre politique, dont les degrés étaient marqués par l’atmosphère conservatrice de la société qui faisait partie de la cour.

      Telle était la soirée qu’elle donnait à la fin de l’année 1806, après la réception des tristes nouvelles de la défaite de l’armée prussienne par Napoléon à Iéna et à Auerstædt, après la reddition de la majeure partie des forteresses de la Prusse, et lorsque nos troupes, franchissant la frontière, allaient commencer une seconde campagne. «La crème de la véritable bonne société» se composait de la malheureuse Hélène abandonnée, de Mortemart, du séduisant prince Hippolyte, arrivé tout dernièrement de Vienne, de deux diplomates, de «la Tante», d’un jeune homme, connu dans ce salon sous la dénomination «d’un homme de beaucoup de mérite», d’une toute récente demoiselle d’honneur avec sa mère, et de quelques autres personnes moins en vue.

      La primeur de cette soirée était cette fois le prince Boris Droubetzkoï, qui venait d’être envoyé en courrier de l’armée prussienne, et qui était attaché comme aide de camp à un personnage haut placé.

      Le thermomètre politique disait, ce jour-là: «Les souverains de l’Europe et leurs généraux auront beau s’incliner devant Napoléon pour me causer à moi, et à nous en général, tous les ennuis et toutes les humiliations imaginables, notre opinion sur son compte ne changera jamais. Nous ne cesserons d’exprimer nettement notre manière de voir sur ce sujet, et nous dirons simplement, et une fois pour toutes, au roi de Prusse et aux autres: «Tant pis pour vous. Tu l’as voulu, «Georges Dandin!»

      Lorsque Boris, le lion de la soirée, entra dans le salon, tous les invités y étaient réunis; la conversation, conduite par Anna Pavlovna, roulait sur nos relations diplomatiques avec l’Autriche et sur l’espoir d’une alliance avec elle.

      Boris, dont l’extérieur était devenu plus mâle, portait un élégant uniforme d’aide de camp; il entra d’un air dégagé et, après avoir salué «la Tante», se rapprocha du cercle principal.

      Anna Pavlovna lui donna sa main sèche à baiser, le présenta aux personnes qui lui étaient inconnues, en les lui nommant au fur et à mesure:

      «Le prince Hippolyte Kouraguine, – charmant jeune homme. – Monsieur Krouq, chargé d’affaires de Copenhague, – un esprit profond. – Monsieur Schittrow, – un homme de beaucoup de mérite.»

      Boris était parvenu, grâce aux soins de sa mère, à ses propres goûts et à son empire sur lui-même, à se créer une situation très enviable: une mission importante en Prusse lui avait été confiée, il en revenait en courrier. Il s’était complètement initié à cette discipline non écrite qui, pour la première fois, l’avait frappé à Olmütz, et qui, permettant au lieutenant d’avoir le pas sur le général, n’exigeait, pour réussir, ni efforts, ni travail, ni courage, ni persévérance, et ne demandait seulement que de l’esprit de conduite avec les dispensateurs des récompenses. Il s’étonnait souvent d’avoir avancé si vite, et de voir que si peu de gens comprenaient combien ce chemin était facile à suivre. À la suite de cette découverte, sa vie, ses rapports avec ses anciennes connaissances, ses plans pour l’avenir, tout avait été changé. Malgré son peu de fortune, il employait ses derniers roubles à être mieux habillé que les autres, et pour ne pas se montrer en uniforme râpé, pour ne pas se promener par les rues dans une vilaine voiture, il était capable de se refuser bien des choses! Il ne recherchait que les personnes placées au-dessus de lui et qui pouvaient lui être utiles; il aimait Pétersbourg et méprisait Moscou. Le souvenir de la famille Rostow, de son amour d’enfant pour Natacha, lui était désagréable, et, depuis son retour de l’armée, il n’avait pas mis les pieds chez eux. Invité à la soirée d’Anna Pavlovna, ce qu’il considérait comme un pas en avant dans sa carrière, il comprit aussitôt son rôle. Laissant à la maîtresse de maison le soin de faire ressortir tout ce qu’il apportait d’intéressant, il se bornait à observer les gens et à méditer sur les avantages qu’il y aurait à se rapprocher de chacun et sur les moyens d’y parvenir. Il s’assit à la place indiquée auprès de la belle Hélène, et écouta la conversation générale.

      «Vienne trouve les bases du traité proposé tellement inadmissibles, qu’on ne saurait y souscrire, même à la suite des succès les plus brillants, et elle met en doute les moyens qui pourraient nous les procurer. C’est mot à mot la phrase du cabinet de Vienne, disait le chargé d’affaires de Danemark.

      — Le «doute» est flatteur! Ajoutait avec un fin sourire l’homme «à l’esprit profond».

      — Il faut distinguer entre le cabinet de Vienne et l’Empereur d’Autriche, dit Mortemart. L’Empereur d’Autriche n’a jamais pu songer à pareille chose, et ce n’est que le cabinet qui le dit.

      — Eh! Mon cher vicomte, reprit Anna Pavlovna, l’Urope (prononçant on ne sait trop pourquoi «Urope», elle croyait sans doute faire preuve par là d’une finesse de haut goût, en causant avec un Français), l’Urope ne sera jamais notre alliée sincère…» Et elle entama l’éloge du courage héroïque et de la fermeté du roi de Prusse, pour ménager à Boris son entrée en scène.

      Ce dernier attendait patiemment son tour, en écoutant les réflexions de chacun, et en jetant de temps à autre un regard sur sa belle voisine, qui répondait parfois par un sourire à ce jeune et bel aide de camp.

      Anna Pavlovna s’adressa tout naturellement à lui, et le pria de leur décrire sa course à Glogau et la situation de l’armée prussienne. Boris, sans se presser, raconta, en un français très pur et très correct, quelques épisodes intéressants sur nos troupes et sur la cour, tout en évitant avec soin d’exprimer son opinion personnelle sur les faits dont il parlait. Il accapara pendant quelque temps l’attention générale,