León Tolstoi

Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï


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seul jusqu’à la vérité; c’est seulement pierre par pierre, avec le concours des milliers de générations qui se sont succédé depuis Adam jusqu’à nous, que s’élève l’édifice destiné à devenir un jour le temple digne du Grand Dieu.

      — Je dois vous avouer que je ne crois point en Dieu,» dit Pierre avec effort, mais il sentait l’obligation de ne rien cacher de sa pensée.

      Le franc-maçon le regarda d’un œil profond et avec le sourire d’un bon riche, dont les millions vont rendre heureux le pauvre qui lui confie sa misère:

      «Mais vous ne le connaissez pas, monsieur, vous ne pouvez pas le connaître, et vous êtes malheureux, parce que vous ne le connaissez pas.

      — Oui, oui, je le sais bien, je suis malheureux, mais qu’y puis-je faire?

      — Vous ne le connaissez pas… Il est ici, il est en moi, il est dans mes paroles, poursuivit le franc-maçon d’une voix sévère, il est en toi jusque dans cette négation blasphématoire que tu viens de prononcer!»

      Il se tut et soupira, en s’efforçant de reprendre son calme.

      «S’il n’existait pas, reprit-il à demi-voix, nous n’en causerions pas. De qui as-tu parlé? Qui as-tu renié? S’écria-t-il tout à coup avec une exaltation fiévreuse et une puissance dominatrice. Qui donc l’aurait inventé, s’il n’existait pas? D’où t’est venue, à toi et au monde entier, l’idée d’un être incompréhensible, tout-puissant, et éternel dans tous ses attributs?… Il existe! Reprit-il après un long silence, que Pierre se garda d’interrompre. Mais le comprendre est impossible!…» et il feuilletait d’une main nerveuse et agitée les pages de son livre. «Si tu doutais de l’existence d’un homme, je t’aurais mené à cet homme, je te l’aurais montré; mais comment puis-je, moi humble mortel, prouver sa toute-puissance, son éternité, sa miséricorde infinie à celui qui est aveugle, ou qui ferme les yeux exprès pour ne pas le voir, le comprendre, et qui ignore volontairement la corruption et l’indignité de sa propre personne? Qui es-tu, toi? Tu te crois sans doute un sage, pour avoir prononcé ce blasphème, ajouta-t-il avec un sourire de mépris, et tu es aussi insensé, aussi ignorant qu’un enfant qui joue avec le mouvement artistement combiné d’une montre. Il n’en comprend pas le but et ne croit pas à celui qui l’a fait. Le connaître est difficile. Nous y travaillons depuis des siècles, depuis Adam jusqu’à nos jours, et toujours l’infini nous en sépare!… Là éclatent notre faiblesse et sa grandeur!»

      Pierre l’écoutait avec émotion sans l’interrompre; ses yeux brillaient, et il croyait de tout son cœur aux paroles de cet étranger. Se sentait-il vaincu par ses arguments, ou bien subissait-il, comme les enfants, l’influence de sa voix émue, de sa conviction, de sa sincérité, de ce calme, de cette fermeté, de cette conscience de sa destinée, qui perçait dans tout son être et qui le frappait, surtout par contraste avec son atonie morale et son manque absolu d’espoir? De toute son âme, il désirait avoir la foi et il éprouvait un sentiment presque béat de calme, de régénération et de retour à la vie.

      «Ce n’est pas l’esprit qui comprend Dieu, c’est la vie qui le fait comprendre!»

      Pierre, craignant de trouver dans le raisonnement de son interlocuteur un côté faible ou obscur qui aurait ébranlé sa confiance naissante, l’interrompit en lui disant:

      «Pourquoi donc l’intelligence humaine ne peut-elle pas s’élever jusqu’à cette connaissance dont vous parlez?

      — La sagesse suprême et la vérité, répondit le franc-maçon avec son sourire doux et paternel, peuvent se comparer à une rosée céleste, dont nous voudrions nous pénétrer. Puis-je alors, moi vase impur, me pénétrer de cette rosée et me faire juge de son essence? Une purification intérieure peut seule me rendre apte à la recevoir dans une certaine mesure.

      — Oui, oui, c’est cela, dit Pierre avec une joyeuse expansion.

      — La sagesse suprême a d’autres bases que l’intelligence et les sciences humaines, telles que l’histoire, la physique et la chimie, qui s’écroulent au moindre souffle. La sagesse suprême est Une; elle n’a qu’une science, la science universelle, la science qui explique la Création et la place que l’homme y occupe. Pour la comprendre, il faut se purifier et régénérer son moi; il faut donc, avant de savoir, croire et se perfectionner. La lumière divine, qui brille au fond de nos âmes, s’appelle la conscience. Que ta vue spirituelle se reporte sur ton être intérieur, et demande-toi si tu es content de toi-même, et à quel résultat tu es arrivé, n’ayant pour guide que ton intelligence! Vous êtes jeune, vous êtes riche, vous êtes intelligent, qu’avez-vous fait de tous ces dons, dont vous avez été comblé? Êtes-vous content de vous-même et de votre existence?

      — Non, je l’ai en horreur!

      — Si tu l’as en horreur, change-la, purifie-toi, et, à mesure que tu te transformeras, tu apprendras à connaître la sagesse! Comment l’avez-vous passée cette existence? En orgies, en débauches, en dépravations, recevant tout de la société et ne lui donnant rien. Comment avez-vous employé la fortune que vous avez reçue? Qu’avez-vous fait pour votre prochain? Avez-vous pensé à vos dizaines de milliers de serfs? Leur êtes-vous venu en aide moralement ou physiquement? Non, n’est-ce pas? Vous avez profité de leur labeur pour mener une existence corrompue! Voilà ce que vous avez fait. Avez-vous cherché à vous employer utilement pour votre prochain? Non. Vous avez passé votre vie dans l’oisiveté. Puis, vous vous êtes marié: vous avez accepté la responsabilité de servir de guide à une jeune femme. Qu’avez-vous fait alors? Au lieu de l’aider à trouver le chemin de la vérité, vous l’avez jetée dans l’abîme du mensonge et du malheur. Un homme vous a offensé, vous l’avez tué, et vous dites que vous ne connaissez pas Dieu, et que vous avez votre existence en horreur! Comment en serait-il autrement?»

      Après ces paroles, le franc-maçon, que la véhémence de son discours avait visiblement fatigué, s’appuya contre le dossier du canapé et ferma les yeux, presque inanimé. Ses lèvres re-muaient sans laisser échapper aucun son. Pierre l’examinait, son cœur débordait, mais il n’osait rompre le silence.

      Le franc-maçon eut une petite toux de vieillard, il appela son domestique.

      «Les chevaux? Demanda-t-il.

      — On vient d’en amener. Vous ne vous reposerez pas un peu?

      — Non, fais atteler.»

      «Partira-t-il vraiment sans m’avoir initié à sa pensée et sans m’avoir mis dans la bonne voie? Se disait Pierre, qui s’était levé, et marchait dans la chambre, la tête baissée. Oui, j’ai mené une vie méprisable, mais je ne l’aimais pas, je n’en voulais pas!… Et cet homme connaît la vérité et il peut me l’enseigner!»

      Le voyageur, ayant achevé d’arranger ses paquets, se tourna vers lui et lui dit d’un ton indifférent et poli:

      «De quel côté vous dirigez-vous, monsieur?

      — Je vais à Pétersbourg, répondit Pierre avec une certaine hésitation, et je vous remercie! Je suis tout à fait de votre avis: ne pensez pas que je sois aussi mauvais. J’aurais sincèrement désiré être tel que vous auriez voulu me voir, mais je n’ai jamais été secouru par personne!… Je me reconnais coupable!… Aidez-moi, enseignez-moi, et peut-être qu’un jour…» Un sanglot lui coupa la parole.

      Le franc-maçon garda longtemps le silence; il réfléchissait: «Dieu seul peut vous venir en aide, mais le secours que notre ordre est en mesure de vous donner vous sera accordé. Puisque vous allez à Pétersbourg, remettez ceci au comte Villarsky (il tira un portefeuille, et, sur une grande feuille pliée en quatre, il écrivit quelques mots). Maintenant, encore un conseil: consacrez les premiers temps de votre séjour à l’isolement et à l’étude de vous-même. Ne reprenez pas votre ancienne existence. Bon voyage, monsieur, ajouta-t-il en voyant entrer son domestique, et bonne chance!»

      Le voyageur s’appelait Ossip Alexéiévitch Basdéiew, comme Pierre le vit dans le livre du