León Tolstoi

Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï


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un verre et une pipe.

      «Tu n’as donc pas peur de jouer avec moi? Lui dit Dologhow en se renversant sur le dossier de sa chaise, comme pour raconter à ses amis quelque chose de gai:

      — Oui, Messieurs, on m’a assuré qu’on avait fait courir à Moscou le bruit que je trichais au jeu… S’il en est ainsi, je vous conseille d’être sur vos gardes!

      — Voyons, taille donc! Lui dit Rostow.

      — Oh! Ces vieilles commères de Moscou!» ajouta-t-il, en reprenant le talon.

      À ce moment Rostow, réprimant avec peine une exclamation, se prit la tête à deux mains. Le sept de cœur, qui lui était si nécessaire, était la première carte de la taille, et il avait perdu plus qu’il ne pouvait payer!

      «Écoute, lui dit Dologhow, ne va pas t’enfoncer!…» et il continua à tailler.

      XIV

      Une heure et demie plus tard, tout l’intérêt de la partie était concentré sur Rostow. Au lieu des premiers 1600 roubles qu’il avait perdus, il avait devant lui, inscrite à son débit, une longue colonne de chiffres, dont le total pouvait, à ce qu’il croyait, s’élever à 15000 roubles, mais qui en réalité dépassait 20000. Dologhow ne racontait plus d’histoires: il suivait chaque mouvement de Rostow, et supputait le chiffre de son gain, résolu à continuer le jeu, jusqu’à ce qu’il eût atteint le chiffre de 43000 roubles. Il s’était fixé ce chiffre dans son idée, parce qu’il formait le total de son âge et de celui de Sonia. Rostow, les coudes sur la table et la tête dans ses mains, assis devant ce tapis vert barbouillé de craie et de taches de vin, et sur lequel s’amoncelaient des montagnes de cartes, suivait aussi, la mort dans le cœur, le mouvement de ces doigts qui le tenaient en son pouvoir:

      «Six cents roubles, as, neuf… impossible de se refaire?… Et comme on doit être gai, là-bas, à la maison!… Valet sur le cinq… Pourquoi donc fait-il cela avec moi?» Parfois il augmentait sa mise, mais Dologhow refusait et lui indiquait un chiffre. Rostow se soumettait, et priait Dieu, comme il l’avait prié sur le champ de bataille, sur le pont d’Amstetten. Tantôt, il tentait le sort, en relevant au hasard une carte dans le tas tombé sur le tapis, en se disant qu’elle ferait tourner la chance; tantôt, il comptait les brandebourgs de son uniforme et plaçait sur une seule carte la somme représentant le nombre de leurs points; tantôt, il regardait d’un air effaré les autres joueurs, comme pour leur demander secours, et reportant son regard sur le visage de marbre de son adversaire, il essayait de pénétrer ce qui se passait en lui:

      «Il sait pourtant quelle est l’importance de cette perte pour moi, et il est mon ami, et je l’aimais!… Mais ce n’est pas sa faute, puisque la chance est pour lui, et je ne suis pas coupable non plus!… Quel mal ai-je fait?… Ai-je tué ou offensé quelqu’un?… Pourquoi donc cet effroyable malheur? Il n’y a qu’un moment que je me suis approché de cette table, avec le désir de gagner cent roubles, d’acheter à maman un coffret pour sa fête et de m’en retourner bien vite… J’étais heureux, libre!… Quand donc a commencé pour moi ce fatal revirement?… Je suis le même cependant, je suis à la même place!… Non, c’est impossible!… cela ne peut durer!»

      Il était rouge, tout en nage, et faisait peine à voir, surtout à cause de ses efforts surhumains pour conserver du calme.

      La colonne des pertes s’élevait à la somme fatale de 43000 roubles, et Rostow avait déjà apprêté sa carte pour un paroli de 3000 roubles qu’il venait de gagner, lorsque Dologhow, ramassant son jeu, le mit de côté, fit rapidement l’addition avec la craie et en inscrivit le total en chiffres bien alignés:

      «Allons souper, il en est temps! Voilà les bohémiens» dit-il, et une dizaine d’hommes et de femmes, au teint cuivré, entrèrent dans la chambre, en apportant avec eux le froid du dehors. Nicolas comprit que tout était perdu.

      «Quoi, c’est tout? Et moi qui t’avais préparé une jolie petite carte,» dit-il à Dologhow, en feignant l’indifférence, et comme si l’action seule du jeu l’intéressait.

      «Maintenant, tout est fini, pensait-il, tout! Maintenant une balle dans la tête… c’est tout ce qui me reste à faire!»

      «Voyons, encore une petite carte, reprit-il.

      — Volontiers, fit Dologhow, en finissant d’additionner le total de 43021 roubles. Va pour 21 roubles! Rostow, qui avait marqué 6000 sur une carte, les effaça pour écrire 21.

      — Cela m’est égal, dit-il, ce qui m’intéresse, c’est de savoir si tu me donneras ce dix.»

      Dologhow taillait sérieusement. Oh! Comme Rostow le haïssait en ce moment!… Le dix fut pour lui!

      «Vous me devez 43000 roubles, comte, dit Dologhow, en se levant et en s’étirant… On se fatigue à la fin de rester assis.

      — Moi aussi, je suis fatigué, répliqua Rostow.

      — Quand pourrai-je recevoir l’argent, comte?» reprit l’autre, comme pour lui faire sentir que la plaisanterie était déplacée.

      Nicolas rougit jusqu’au blanc des yeux, et l’emmenant à l’écart:

      «Je ne puis te payer tout, il faut que tu acceptes une lettre de change.

      — Écoute, lui dit Dologhow avec un sourire glacial, tu connais le proverbe: «Heureux en amour, malheureux au jeu.» Ta cousine t’aime, je le sais.

      «Oh! C’est épouvantable de se sentir entre les mains de cet homme!» se dit Nicolas. Il pensait au coup qu’il allait porter à son père, à sa mère; il comprenait quel bonheur c’eût été pour lui de n’avoir pas à faire ce terrible aveu; il sentait que Dologhow le comprenait aussi, qu’il pouvait lui épargner cette honte, ce chagrin, et que cependant il jouait avec lui comme le chat avec la souris.

      «Ta cousine…, reprit Dologhow.

      — Ma cousine n’a rien à voir ici, dit Rostow en l’interrompant avec colère, il est inutile de prononcer son nom!

      — Alors, quand puis-je recevoir?

      — Demain!» répondit Rostow, et il quitta la chambre.

      XV

      Rien de plus facile que de dire d’un ton convenable: «À demain!» mais ce qui était épouvantable, c’était de rentrer, de revoir ses sœurs, son père, sa mère, de leur dire tout, et de demander l’argent, pour ne pas manquer à la parole donnée.

      Personne ne dormait encore. La jeunesse avait soupé en revenant du théâtre, et s’était groupée autour du piano. Lorsque Nicolas entra dans la salon, il se sentit pénétré par ces effluves d’amour pleines de poésie qui régnaient dans leur maison, et qui semblaient, après la déclaration de Dologhow et le bal de Ioghel, s’être concentrées, comme avant l’orage, sur la tête de Sonia et de Natacha. Vêtues de bleu toutes les deux, et telles qu’elles avaient paru au théâtre, jolies, gentilles, et s’en rendant bien compte, elles riaient et causaient auprès du piano. Véra et Schinchine jouaient aux échecs dans le salon. La comtesse, en attendant le retour de son mari et de son fils, faisait «une patience» que suivait avec attention une vieille dame, noble et pauvre, qu’ils avaient recueillie. Denissow, les yeux brillants, les cheveux ébouriffés, assis au piano, un pied rejeté en arrière, tapait les touches de ses gros doigts, et plaquait des accords, en roulant les yeux et en cherchant, de sa petite voix enrouée, mais juste, un accompagnement au quatrain qu’il venait de composer en l’honneur de la Magicienne:

      «Magicienne, où prends-tu l’invincible pouvoir

      D’éveiller dans mon cœur les notes endormies?

      Oh, dis-le-moi, d’où vient la flamme qui, ce soir,

      Évoque dans mon cœur l’essaim des mélodies?»