León Tolstoi

Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï


Скачать книгу

      «Oui, comte, son âme est trop noble et trop pure pour notre monde si corrompu. Personne n’apprécie la bonté à sa juste valeur, car malheureusement, chacun y voit un reproche à son adresse… Est-ce juste, est-ce honorable, je vous le demande, de la part de Besoukhow?… Et mon enfant qui jusqu’à présent encore n’en dit jamais de mal? C’est sur mon garçon que sont retombées leurs folies de Pétersbourg!… Besoukhow n’en a pas souffert. Mon fils vient d’avoir de l’avancement, c’est vrai, mais aussi où trouverez-vous, je vous le demande, un brave comme lui?… Quant à ce duel, … y a-t-il l’ombre d’honneur chez ces gens-là?… On sait qu’il est fils unique, et on le provoque, et on tire tout droit sur lui?… Enfin, heureusement que Dieu l’a sauvé!… Et la raison de tout cela?… Qui donc, de nos jours, n’a pas une intrigue, et qu’y faire si Besoukhow est un mari jaloux? Sans doute il aurait pu le montrer plus tôt, mais voilà un an que cela dure, et il le provoque avec l’idée que Fédia s’y refuserait, parce qu’il lui doit de l’argent! Quelle vilenie, quelle lâcheté? Je vous aime, vous, de tout mon cœur, parce que vous avez compris mon Fédia, et il y a si peu de personnes qui lui rendent justice, malgré sa belle âme.»

      Dologhow, de son côté laissait échapper des phrases qu’on n’aurait jamais attendues de lui:

      «On me croit méchant, disait-il à Rostow, mais cela m’est bien égal! Je ne tiens à reconnaître que ceux que j’aime, et pour ceux-là je donnerais ma vie: quant aux autres, je les foulerai aux pieds, si je les trouve sur mon chemin; j’adore ma mère, j’ai deux ou trois amis, toi surtout. Quant aux autres, ils n’attirent mon attention qu’autant qu’ils peuvent m’être utiles ou nuisibles, et presque tous sont nuisibles, à commencer par les femmes… Oui, mon ami, j’ai connu des hommes à l’âme noble, élevée, tendre, mais les femmes! Comtesse ou cuisinière, elles se vendent toutes, sans exception. Cette pureté céleste, ce dévouement que je cherche dans la femme, je ne l’ai jamais trouvé. Ah! Si j’avais rencontré la femme rêvée, j’aurais tout sacrifié pour elle, mais les autres!… il fit un geste de mépris. Et te l’avouerai-je, je ne tiens à l’existence que parce que j’espère rencontrer un jour cet être idéal, qui m’élèvera, m’épurera et me régénérera… mais tu ne comprends pas ça, toi?

      — Au contraire, je te comprends parfaitement,» répliqua Rostow, qui était de plus en plus sous le charme de son nouvel ami.

      La famille Rostow revint en automne de la campagne. Denissow reparut également bientôt après, et s’installa chez eux. Ces premiers mois de l’hiver de 1800 à 1807 furent, pour Rostow et sa famille, pleins de gaieté et d’entrain. Nicolas amenait dans la maison de ses parents beaucoup de jeunes gens qui y étaient attirés par Véra, belle personne de vingt ans, par Sonia, dont les seize ans avaient tout le charme d’une fleur à peine éclose, et par Natacha, chez qui l’espièglerie de l’enfant s’unissait aux séductions de la jeune fille. Chacun d’eux subissait plus ou moins l’influence de ces visages souriants, débordants de bonheur, et ouverts à toutes les impressions. Témoins de leur babillage décousu et joyeux, pétillant d’imprévu, débordant de vie, d’espérances naissantes, mêlés à cette agitation entraînante d’où partaient, comme des fusées, leurs essais de chant et de piano, abandonnés, repris, selon le caprice du moment, ils se sentaient à leur tour pénétrés et envahis par cette atmosphère toute chargée d’amour, qui, comme ces jeunes filles, les disposait à un bonheur confusément entrevu.

      Tels étaient les effluves magnétiques qui émanaient naturellement de toute cette jeunesse, lorsque Dologhow fut présenté dans la maison de Rostow. Il plut à tous, sauf à Natacha, qui avait été sur le point de se brouiller avec son frère à cause de lui, car elle soutenait qu’il était méchant, et que dans le duel avec Dologhow, Pierre avait eu raison, que Dologhow était coupable, et de plus désagréable et affecté.

      «Il n’y a rien à comprendre! S’écriait Natacha avec une obstination volontaire, il est méchant, il n’a pas de cœur! Quant à ton Denissow, je l’aime! C’est un mauvais sujet, c’est possible, et pourtant je l’aime!… C’est pour te dire que je comprends! Tout est calculé chez l’autre, et c’est ce que je n’aime pas!

      — Oh! Denissow, c’est autre chose, répondit Rostow en ayant l’air de donner à entendre que celui-là ne pouvait être comparé à Dologhow. – Son âme si belle!… Il faut le voir avec sa mère… quel cœur!

      — Je ne puis pas en juger, mais ce qu’il y a de sûr, c’est que je ne suis pas à mon aise avec lui!… Et il est amoureux de Sonia, sais-tu?

      — Quelle folie!

      — J’en suis sûre, tu verras!»

      Natacha avait raison. Dologhow, qui n’aimait pas la société des dames, venait souvent néanmoins, et l’on eut bientôt découvert, sans qu’il en fût dit un mot, qu’il était attiré par Sonia. Celle-ci ne l’aurait jamais avoué, bien qu’elle l’eût deviné et qu’elle devînt rouge comme une cerise, chaque fois qu’il paraissait; il venait dîner presque tous les jours, et ne manquait jamais, ni un spectacle, ni les bals de demoiselles de Ioghel, lorsque les Rostow s’y trouvaient. Il témoignait à Sonia une attention marquée, et l’expression de ses yeux était telle que, non seulement Sonia n’en pouvait supporter le regard, mais que la vieille comtesse et Natacha rougissaient quand elles venaient à le surprendre.

      Il était évident que cet homme étrange et énergique pliait et se soumettait à l’influence irrésistible exercée sur lui par cette brune et gracieuse fillette, qui cependant était éprise d’un autre que lui.

      Rostow remarqua ces rapports entre elle et Dologhow, mais sans bien s’en rendre compte: «Ils sont tous amoureux de l’une d’elles», se disait-il, et, ne se sentant plus aussi à son aise dans ce milieu, il s’absenta très souvent de la maison paternelle.

      On recommença, pendant ces mois d’automne, à causer de la guerre avec Napoléon, avec plus d’ardeur encore que par le passé. Il fut question d’un recrutement de dix sur mille, auquel s’ajoutaient neuf sur mille pour la milice. On lançait de tous côtés des anathèmes sur Bonaparte, et Moscou était plein de bruits de guerre. Quant à la famille Rostow, toute la part qu’elle prenait à ces préparatifs belliqueux se concentrait sur Nicolas, qui attendait l’expiration du congé de Denissow, pour retourner avec lui au régiment, après les fêtes. Ce départ prochain ne l’empêchait pas de s’amuser: il l’y excitait au contraire, et il passait la plus grande partie de son temps en dîners, en soirées et en bals.

      XI

      Le troisième jour de Noël, les Rostow donnèrent un dîner d’adieux quasi officiel en l’honneur de Denissow et de Nicolas, qui partaient après les Rois. Parmi les vingt convives se trouvait Dologhow.

      Les courants électriques et passionnés, qui régnaient dans la maison, n’avaient jamais été aussi sensibles que pendant ces derniers jours: «Saisis au vol les fugitifs éclairs de bonheur, semblait dire à la jeunesse cette mystérieuse influence: Aime, sois aimé! C’est là le seul but où l’on doit tendre, car cela seul est vrai dans le monde!»

      Malgré les deux paires de chevaux que Nicolas avait mises sur les dents, il n’avait fait que la moitié de ses courses, et ne rentra qu’une seconde avant le repas. Il subit et ressentit aussitôt la contrainte qui alourdissait ce jour-là l’atmosphère orageuse d’amour dont il était entouré; un étrange embarras se trahissait entre quelques-unes des personnes présentes, et, surtout entre Sonia et Dologhow. Il comprit qu’il avait dû se passer quelque chose, et avec la délicatesse de son cœur, sa conduite envers eux fut tendre et pleine de tact. Ce soir-là il y avait bal chez Ioghel, le maître de danse, qui réunissait fréquemment, les jours de fête, ses élèves des deux sexes.

      «Nicolas, iras-tu au bal chez Ioghel? Va, je t’en prie, il te le demande instamment, et Vasili Dmitritch a promis d’y aller.

      — Où n’irais-je pas pour obéir à la comtesse?