s’accomplissait dans son sein.
«Marie, dit-elle, en repoussant son métier, donne-moi ta main.»
Ses yeux riaient, sa petite lèvre se retroussa et se fixa en un sourire d’enfant. La princesse Marie se mit à ses genoux devant elle, et cacha sa tête dans les plis de sa robe.
«Ici, ici… n’entends-tu pas?… c’est si étrange! Et sais-tu, Marie, je l’aimerai bien…,» et ses yeux rayonnants de bonheur s’attachaient sur la jeune princesse, qui ne pouvait relever la tête, car elle pleurait.
«Qu’as-tu donc, Marie?
— Rien… J’ai pensé à André, et cela m’a attristée,» répondit-elle en essuyant ses pleurs.
Dans le courant de la matinée, la princesse Marie essaya à plusieurs reprises de préparer sa belle-sœur à la catastrophe, mais chaque fois elle se mettait à pleurer. Ces larmes, dont la petite princesse ne comprenait pas la cause, l’inquiétaient malgré son manque d’esprit d’observation. Elle ne demandait rien, mais se retournait avec inquiétude, comme si elle cherchait quelque chose autour d’elle. Le vieux prince, dont elle avait toujours peur, entra chez elle avant le dîner: il avait l’air méchant et agité. Il sortit sans lui avoir parlé. Elle regarda sa belle-sœur et éclata en sanglots.
«A-t-on reçu des nouvelles d’André? Demanda-t-elle.
— Non, tu sais que la chose est impossible, mais mon père s’inquiète, et moi, je m’effraye.
— Il n’y a donc rien?
— Rien,» répondit la princesse, en la regardant franchement. Elle s’était décidée, et avait décidé son père à ne rien lui dire jusqu’après sa délivrance, qui était attendue de jour en jour. Le père et la fille portaient et cachaient ce lourd chagrin, chacun à sa façon. Quoiqu’il eût envoyé un émissaire en Autriche pour chercher les traces d’André, le vieux prince était convaincu que son fils était mort, et il avait déjà commandé pour lui, à Moscou, un monument qui devait être placé dans son jardin. Il n’avait rien changé à son genre de vie, mais ses forces le trahissaient. Il marchait et mangeait moins, dormait peu, et s’affaiblissait visiblement. La princesse Marie espérait: elle priait pour son frère, comme s’il était vivant, et attendait à toute heure l’annonce de son retour.
VIII
«Ma bonne amie, lui dit un matin la petite princesse…,» et sa petite lèvre se retroussa comme d’habitude, mais cette fois avec une tristesse marquée, car depuis le jour où la terrible nouvelle avait été reçue, les sourires, les voix, la démarche même de chacun, tout portait dans la maison l’empreinte de la douleur, et la petite princesse, sans s’en rendre compte, en subissait involontairement l’influence.
«Ma bonne amie, je crains que le «fruschtique2» de ce matin, comme dit Phoca le cuisinier, ne m’ait fait du mal?
— Qu’as-tu, ma petite âme? Tu es pâle, tu es très pâle, s’écria la princesse Marie, en accourant tout effrayée auprès d’elle.
— Ne faudrait-il pas envoyer chercher Marie Bogdanovna, Votre Excellence? Dit une des filles de chambre qui se trouvait là. Marie Bogdanovna était la sage-femme du chef-lieu de district, et depuis quinze jours on l’avait fait venir à Lissy-Gory.
— Tu as raison, c’est vrai, c’est peut-être ça… Je vais y aller… Courage, mon ange!…, et embrassant sa belle-sœur, elle s’apprêta à sortir de la chambre.
— Non, non! S’écria la petite princesse, dont la pâle figure exprima non seulement une souffrance physique, mais encore une terreur d’enfant, à l’idée des douleurs inévitables dont elle avait le pressentiment.
— Non, c’est l’estomac… dites que c’est l’estomac, Marie, dites, dites…» Et elle pleurait comme pleurent les enfants capricieux et malades en se tordant les mains avec désespoir et en s’écriant: «Mon Dieu, mon Dieu!»
La princesse Marie courut chercher la sage-femme qu’elle rencontra à mi-chemin.
«Marie Bogdanovna! C’est commencé, je crois, dit-elle, les yeux agrandis par la terreur.
— Eh bien, tant mieux, princesse, répondit la sage-femme sans hâter le pas, et en se frottant les mains de l’air assuré d’une personne qui connaît sa valeur… Il est inutile que vous sachiez ça, vous autres demoiselles.
— Et le docteur qui n’est pas encore arrivé de Moscou! Dit la princesse, car, selon le désir du prince André et de sa femme, on y avait envoyé chercher un accoucheur.
— Cela ne fait rien, princesse, ne vous tourmentez pas, tout ira bien, même sans le docteur.»
Cinq minutes après, la princesse Marie entendit de sa chambre porter un objet très lourd. Elle regarda. C’était un divan en cuir du cabinet du prince André, que les gens transportaient dans la chambre à coucher, et elle remarqua que leur figure était empreinte d’un sentiment inusité de gravité et de douceur. La princesse Marie prêtait l’oreille à tous les bruits de la maison, ouvrait sa porte, regardait, inquiète, ce qui se passait dans le corridor. Quelques femmes allaient et venaient en silence et se détournaient à sa vue. N’osant pas les questionner, elle rentrait dans sa chambre, et tantôt se jetant dans son fauteuil, elle prenait son livre de prières, tantôt s’agenouillant devant les images, elle s’apercevait, avec surprise et chagrin, que la prière était impuissante à calmer son agitation. La porte s’ouvrit tout à coup, et sa vieille bonne, coiffée d’un large mouchoir, se montra sur le seuil. Prascovia Savischna ne venait chez elle que rarement: tel était l’ordre du vieux prince.
«C’est moi, Machinka, et j’ai apporté, mon ange, les bougies de leur mariage pour les allumer devant les saints, dit-elle en soupirant.
— Ah! Ma bonne, comme je suis contente.
— Le Seigneur est miséricordieux, ma petite colombe!…» Et la vieille bonne alluma les bougies à la lampe des images, et s’assit à la porte, en tirant de sa poche un bas, qu’elle se mit à tricoter. La princesse Marie prit un livre et feignit de lire, mais à chaque pas, à chaque bruit, elle tournait ses yeux effrayés et interrogateurs sur sa bonne, qui la calmait aussitôt du regard. Ce sentiment qu’éprouvait la princesse Marie était d’ailleurs partagé par tous les habitants de cette vaste maison. D’après une ancienne superstition, plus les douleurs de l’accouchement sont ignorées, moins l’accouchée est censée souffrir: aussi tous feignaient-ils de n’en rien savoir; personne n’en soufflait mot, mais en dehors de la tenue grave et respectueuse, habituelle aux gens du vieux prince, il se trahissait chez eux une inquiétude attendrie et l’intuition de ce qui allait se passer, dans ce moment, de grand et d’incompréhensible.
Aucun éclat de rire ne retentissait dans l’aile habitée par les filles et les femmes de service. Les domestiques et les laquais se tenaient silencieusement sur le qui-vive dans l’antichambre. Dans les dépendances, personne ne dormait, et des feux et de la lumière y étaient entretenus. Le vieux prince marchait dans son cabinet, en appuyant sur ses talons, et envoyait à tout instant le vieux Tikhone demander à Marie Bogdanovna ce qui en était, lui répétant chaque fois:
«Tu diras: «Le prince demande»… et reviens me dire…
— Dites au prince, répondit avec emphase Marie Bogdanovna, que le travail est commencé.
— Bien, dit le prince, en fermant sa porte,» et Tikhone n’entendit plus le moindre bruit dans le cabinet.
Un instant après il y rentra, en se donnant à lui-même pour excuse les bougies à remplacer, et il vit le prince étendu sur le canapé. À la vue de son visage défait, il secoua la tête, et s’approchant de son vieux maître, il le baisa à l’épaule, et sortit, en oubliant les bougies et son excuse. Le plus solennel des mystères qui soient en ce monde continuait à s’accomplir. La soirée se passa ainsi, la nuit vint, et ce sentiment d’attente