León Tolstoi

Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï


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dont elle venait parler à son mari, elle s’arrêta devant lui, sans pouvoir réprimer un sourire de dédain. Pierre, intimidé, la regarda par-dessus ses lunettes et feignit de reprendre sa lecture, comme un lièvre aux abois rabat ses oreilles et reste immobile en face de ses ennemis.

      «Qu’est-ce encore? Qu’avez-vous fait, je vous le demande? Dit-elle sévèrement, lorsque la porte se fut refermée sur le valet de chambre.

      — Comment, moi? Demanda Pierre.

      — Que veut dire ce beau courage! Que veut dire ce duel? Voyons, répondez!»

      Pierre se retourna lourdement sur le divan, ouvrit la bouche et ne trouva rien à dire.

      «Eh bien, c’est moi qui vous répondrai… Vous croyez tout ce qu’on vous raconte, et on vous a raconté que Dologhow était mon amant? Continua-t-elle en prononçant en français le mot «amant» avec la netteté cynique qui lui était habituelle, aussi simplement que si elle eût employé toute autre expression… Vous l’avez cru! Et qu’avez-vous prouvé en vous battant? Que vous êtes un sot, que vous êtes un imbécile, ce que du reste tout le monde savait! Qu’en résultera-t-il! C’est que je serai la risée de tout Moscou, et que chacun racontera qu’étant gris, vous avez provoqué un homme dont vous étiez jaloux sans raison, un homme qui vaut infiniment mieux que vous sous tous les rapports…» Plus elle parlait, plus elle élevait la voix en s’animant.

      Pierre immobile murmurait des mots inarticulés sans lever les yeux.

      «Et pourquoi avez-vous cru qu’il était mon amant? Parce que sa société me faisait plaisir? Si vous étiez plus intelligent, plus agréable, j’aurais préféré la vôtre!

      — Ne me parlez pas… je vous en supplie, dit Pierre d’une voix rauque.

      — Pourquoi ne parlerais-je pas? J’ai le droit de vous parler, car je puis dire hautement qu’une femme qui n’aurait pas d’amant, avec un mari comme vous, serait une rare exception, et je n’en ai pas!»

      Pierre lui lança un regard étrange, dont elle ne comprit pas la signification, et se recoucha sur le divan. Il souffrait physiquement: sa poitrine se serrait, il ne pouvait respirer… Il savait qu’il aurait pu mettre un terme à cette torture, mais il savait aussi que ce qu’il voulait faire était terrible.

      «Il vaut mieux nous séparer, dit-il d’une voix étouffée.

      — Nous séparer, parfaitement, à condition que vous me donniez de la fortune,» répondit Hélène.

      Pierre sauta sur ses pieds, et perdant la tête, se jeta sur elle.

      «Je te tuerai!» s’écria-t-il. Et saisissant sur la table un morceau de marbre, il fit un pas vers Hélène, en le brandissant avec une force dont lui-même fut épouvanté.

      La figure de la comtesse devint effrayante à voir: elle poussa un cri de bête fauve et se rejeta en arrière. Pierre subissait tout l’attrait, toute l’ivresse de la fureur. Il jeta sur le parquet le marbre, qui se brisa, et s’avançant vers elle les bras tendus:

      «Sortez!» s’écria-t-il d’une voix si formidable, qu’elle répandit la terreur dans toute la maison. Dieu sait ce qu’il aurait fait en ce moment, si Hélène ne s’était enfuie au plus vite.

      Une semaine plus tard, Pierre partit pour Pétersbourg, après avoir donné à sa femme un plein pouvoir pour la régie de tous ses biens en Grande-Russie, qui constituaient une bonne moitié de sa fortune.

      VII

      Deux mois à peine s’étaient écoulés depuis les nouvelles reçues à Lissy-Gory de la bataille d’Austerlitz et de la disparition du prince André, et malgré les lettres adressées à l’ambassade, malgré toutes les recherches, son corps n’avait pas été retrouvé, et son nom ne figurait pas sur la liste des prisonniers. La pensée la plus pénible pour ses proches était de se dire qu’il pouvait bien aussi avoir été ramassé sur le champ de bataille par les habitants du pays, et se trouver malade ou mourant, seul, au milieu d’étrangers, et incapable de donner signe de vie à sa famille. Les journaux, qui avaient été les premiers à renseigner le vieux prince sur la défaite d’Austerlitz, disaient simplement, en termes laconiques et vagues, que les Russes, après de brillants engagements, avaient dû opérer leur retraite et qu’elle s’était effectuée en bon ordre. Le prince tira de ce bulletin officiel la conclusion évidente que les nôtres avaient essuyé une défaite. Huit jours plus tard, une lettre de Koutouzow annonçait au vieux prince le sort mystérieux de son fils:

      «Votre fils, lui écrivait-il, est tombé en héros, en avant du régiment, son drapeau à la main, digne de son père et de sa patrie. Nos regrets à tous sont unanimes, et personne ne sait jusqu’à présent s’il faut le compter au nombre des vivants ou des morts. Tout espoir n’est pas cependant perdu, car s’il était mort, son nom aurait figuré dans les listes des officiers trouvés sur le champ de bataille, qui m’ont été transmises par les parlementaires.»

      Le vieux prince reçut cette lettre très tard dans la soirée, et le lendemain matin il sortit pour faire sa promenade habituelle; morose et sombre, il n’adressa pas une parole à son homme d’affaires, ni à son jardinier, ni à l’architecte.

      Lorsque la princesse Marie entra, elle le trouva occupé à son tour, mais il ne se retourna pas comme il en avait coutume.

      «Ah! Princesse Marie!» dit-il tout à coup en jetant le repoussoir. La roue, par suite de l’impulsion reçue, continuait à tourner, et le grincement de cette roue, qui allait en s’affaiblissant, se lia plus tard, dans le souvenir de sa fille, avec la scène qui suivit.

      Elle s’approcha de lui, et, à la vue de sa physionomie, un sentiment indéfinissable lui comprima le cœur. Ses yeux se troublèrent. Les traits de son père avaient une contraction plutôt de méchanceté que de tristesse et d’abattement; ils trahissaient la lutte violente qui se passait en lui, et lui disaient qu’un terrible malheur allait tomber sur sa tête, le plus terrible de tous, celui qu’elle n’avait pas encore éprouvé, la perte irréparable d’une de ses plus chères affections!

      «Mon père! André?…» et cette pauvre fille, gauche et disgracieuse, prononça ces paroles avec un charme si puissant de sympathie et d’abnégation, que le vieux prince, sous l’influence de ce regard, laissa échapper un sanglot en se détournant.

      «J’ai reçu des nouvelles: on ne le trouve nulle part, ni parmi les prisonniers, ni parmi les morts. Koutouzow m’a écrit… Il a été tué!…» dit-il tout à coup de sa voix perçante, comme pour chasser sa fille par ce cri.

      La princesse ne bougea pas, et ne s’évanouit pas. Elle était déjà pâle, mais, à ces mots, son visage sembla se transformer, et ses beaux yeux s’éclairèrent subitement. On aurait dit qu’un sentiment ineffable venu d’en haut, indépendant des douleurs et des joies de ce monde, s’étendait comme un baume sur le coup qui venait de les frapper. Oubliant la crainte qu’elle avait de son père, elle lui saisit la main, l’attira à elle, et baisa sa joue sèche et parcheminée.

      «Mon père, lui dit-elle, ne vous détournez pas de moi, pleurons ensemble.

      — Ces misérables, ces pleutres! S’écria le prince, en l’écartant. Perdre une armée, perdre des hommes! Et pourquoi?… Va l’annoncer à Lise!» La princesse Marie se laissa tomber sans force dans un fauteuil et fondit en larmes. Elle revoyait son frère au moment des adieux, lorsqu’il s’était approché d’elle et de sa femme: elle revoyait son expression attendrie et légèrement dédaigneuse, lorsqu’elle lui avait passé l’image au cou. Était-il devenu croyant? S’était-il repenti de son incrédulité? Était-il là-haut dans les demeures célestes de la paix et du bonheur?

      «Mon père, dit-elle, comment est-ce arrivé?

      — Va, va, il a été tué pendant cette bataille, où l’on a mené à la mort les meilleurs hommes de Russie et sacrifié la gloire russe.