León Tolstoi

Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï


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à crier hourra! N’entendit même pas.

      «Eh bien, tu ne renouvelles pas connaissance? Dit Dologhow.

      — Que le bon Dieu le bénisse, cet imbécile! Répondit Rostow.

      — Il faut soigner les maris des jolies femmes,» lui dit à demi-voix Denissow.

      Pierre devinait qu’ils parlaient de lui, mais il ne pouvait les entendre. Cependant il rougit et se détourna.

      «Et maintenant, buvons à la santé des jolies femmes! Dit Dologhow d’un air moitié sérieux et moitié souriant… Pétroucha!… À la santé des jolies femmes et de leurs amants!»

      Pierre, les yeux baissés, buvait sans regarder Dologhow et sans lui répondre. En ce moment, le laquais qui distribuait la cantate en remit un exemplaire à Pierre, comme étant un des principaux membres du club. Il allait le prendre, lorsque Dologhow se pencha et lui arracha la feuille pour la lire. Pierre releva la tête, et, entraîné par un mouvement irrésistible de colère, il lui cria de toute sa force:

      «Je vous le défends!»

      À ces mots, et voyant à qui ils s’adressaient, Nesvitsky et son voisin de droite, effrayés, cherchèrent à le calmer, tandis que Dologhow, fixant sur lui ses yeux brillants et froids comme l’acier, lui disait, en accentuant chaque syllabe:

      «Je la garde!»

      Pâle, les lèvres tremblantes, Pierre la lui arracha des mains:

      «Vous êtes un misérable!… vous m’en rendrez raison!»

      Il se leva de table et comprit tout à coup que la question de l’innocence de sa femme, cette question qui le torturait depuis vingt-quatre heures, était tranchée sans retour. Il la détestait maintenant et sentait que tout était rompu avec elle à jamais. Malgré les instances de Denissow, Rostow consentit à servir de témoin à Dologhow, et, le dîner terminé, il discuta avec Nesvitsky, le témoin de Besoukhow, les conditions du duel. Pierre retourna chez lui, tandis que Rostow, Dologhow et Denissow restèrent au club très avant dans la nuit à écouter les bohémiennes et les chanteurs de régiment.

      «Ainsi, à demain, à Sokolniki, dit Dologhow, en prenant congé de Rostow, sur le perron.

      — Et tu es calme? Lui dit Rostow.

      — Vois-tu, répondit Dologhow, je te dirai mon secret en deux mots: si, la veille d’un duel, tu te mets à écrire ton testament et des lettres larmoyantes à tes parents, si surtout tu penses à la possibilité d’être tué, tu es un imbécile, un homme fini! Si, au contraire, tu as la ferme intention de tuer ton adversaire et cela le plus tôt possible, tout va comme sur des roulettes. Ainsi que me le disait un jour notre chasseur d’ours: «Comment ne pas en avoir peur de l’ours?… et, pourtant, quand on le voit, on ne craint plus qu’une chose: c’est qu’il ne vous échappe!» Eh bien, mon cher, c’est tout juste comme moi. Au revoir, à demain!»

      Le lendemain, à huit heures du matin, Pierre et Nesvitsky, en arrivant au bois de Sokolniki, y trouvèrent Dologhow, Denissow et Rostow. Pierre paraissait complètement indifférent à ce qui allait se passer; on voyait, à sa figure fatiguée, qu’il avait veillé toute la nuit, et ses yeux tremblotaient involontairement à la lumière. Deux questions le préoccupaient exclusivement: la culpabilité de sa femme, qui pour lui ne faisait plus de doute, et l’innocence de Dologhow, auquel il reconnaissait le droit de ne pas ménager l’honneur d’un homme, qui après tout lui était étranger: «Peut-être en aurais-je fait tout autant, se dit Pierre, oui, certainement je l’aurais fait!… Mais alors ce duel, alors ce duel serait un assassinat?… Ou bien je le tuerai, ou bien ce sera lui qui me touchera à la tête, au coude, au pied, au genou… Ne pourrais-je donc me cacher et m’enfuir quelque part?» Et, en même temps, il demandait, avec un calme qui inspirait le respect à ceux qui l’observaient: «Serons-nous bientôt prêts?»

      Après avoir enfoncé les sabres dans la neige, indiqué l’endroit jusqu’où chacun devait marcher, et chargé les pistolets, Nesvitsky s’approcha de Pierre:

      «Je croirais manquer à mon devoir, comte, dit-il d’une voix timide, et je ne justifierais pas la confiance que vous m’avez témoignée et l’honneur que vous m’avez fait en me choisissant comme second, si dans cette minute solennelle je ne vous disais pas toute la vérité… Je ne crois pas que le motif de l’affaire soit assez grave pour verser du sang… Vous avez eu tort, vous vous êtes emporté…

      — Ah! Oui, c’était bien bête!… dit Pierre.

      — Dans ce cas, laissez-moi porter vos excuses, et je suis sûr que nos adversaires les accepteront, dit Nesvitsky, qui, comme tous ceux qui sont mêlés à des affaires d’honneur, ne prenait la rencontre au sérieux qu’au dernier moment. Il est plus honorable, comte, d’avouer ses torts que d’en arriver à l’irréparable. Il n’y a pas eu d’offense grave, ni d’un côté ni de l’autre. Permettez-moi…

      — Les paroles sont inutiles! Dit Pierre… Ça m’est bien égal… Dites-moi seulement de quel côté je dois aller et où je dois tirer.» Il prit le pistolet, et, n’en ayant jamais tenu un de sa vie et ne s’inquiétant guère de l’avouer, il questionna ses témoins sur la façon de presser la détente: «Ah! C’est ainsi… c’est vrai, je l’avais oublié.

      — Aucune excuse, aucune, décidément!» répondit Dologhow à Rostow, qui de son côté avait essayé une tentative de réconciliation.

      L’endroit choisi était une petite clairière, dans un bois de pins, couverte de neige à moitié fondue, et à quatre-vingts pas de la route où ils avaient laissé leurs traîneaux. À partir de l’endroit où se tenaient les témoins jusqu’aux sabres que Nesvitsky et Rostow avaient fichés en terre à dix pas l’un de l’autre, en guise de barrières, ils avaient laissé des traces sur la neige molle et profonde, en comptant les quarante pas qui devaient séparer les adversaires. Il dégelait, et d’humides vapeurs voilaient le paysage au delà de cette distance. Bien que tout fût prêt depuis trois minutes, personne ne donnait encore le signal; tous se taisaient.

      V

      «Eh bien, qu’on commence! S’écria Dologhow.

      — Eh bien!» répéta Pierre en souriant.

      La situation devenait terrible. L’affaire, si insignifiante au début, ne pouvait plus maintenant être arrêtée. Elle suivait fatalement sa marche en dehors de toute volonté humaine; elle devait s’accomplir! Denissow s’avança jusqu’à la barrière:

      «Les adversaires, dit-il, s’étant refusés à toute réconciliation, on peut commencer. Qu’on prenne les pistolets, et qu’on se porte en avant au mot «trois!»

      «Une! Deux! Trois!» compta Denissow d’une voix sourde, en se reculant. Les combattants s’avancèrent sur le sentier frayé, et chacun d’eux voyait peu à peu émerger du brouillard la figure de son adversaire. Ils avaient le droit de tirer à volonté en marchant. Dologhow s’avançait sans se hâter et sans lever son pistolet: ses yeux bleus brillaient et regardaient fixement Pierre; sa bouche se plissait en un semblant de sourire.

      Au mot: «trois!» Pierre marcha rapidement; s’écartant du sentier battu, il s’enfonça dans la neige. Tenant son pistolet le bras tendu en avant, dans la crainte de se blesser lui-même, il cherchait à soutenir sa main droite avec sa main gauche, qu’il avait instinctivement rejetée en arrière, tout en comprenant l’inutilité de cet effort; au bout de quelques pas, il se retrouva sur le chemin, regarda à ses pieds, jeta un coup d’œil sur Dologhow, et tira. Ne s’attendant pas à un choc aussi violent, Pierre tressaillit, s’arrêta et sourit de son impression. La fumée, rendue encore plus épaisse par le brouillard, l’empêcha d’abord de rien distinguer, et il attendait en vain l’autre coup, lorsque des pas précipités se firent entendre, et il entrevit, au milieu de la fumée, Dologhow pressant d’une main son côté gauche, et de l’autre serrant convulsivement son pistolet abaissé. Rostow était