de finir de dîner. Laisse-toi donc regarder, Votre Excellence!
— Ainsi donc, tout va bien?
— Dieu merci, Dieu merci!»
Rostow, oubliant Denissow et ne voulant pas se laisser devancer par le domestique, jeta sa pelisse et entra, en courant sur la pointe des pieds, dans la grande salle obscure; les tables de jeux y étaient à la même place, et le lustre était toujours enveloppé dans sa housse. Il n’était pas arrivé au salon qu’un ouragan impétueux s’abattit sur lui d’une porte latérale et le couvrit de baisers. Un second, un troisième l’enveloppèrent à leur tour. Ce ne fut plus qu’embrassements, exclamations et larmes de joie. Il ne savait lequel des trois était son père, Natacha, ou Pétia; tous criaient, parlaient et l’embrassaient en même temps, mais il remarqua l’absence de sa mère.
«Et moi qui ne le savais pas?… Nicolouschka… mon ami.
— Le voilà! C’est bien lui… Kolia, mon bijou… Est-il changé! Et il n’y a pas de lumière! Vite du thé…
— Mais embrasse-moi donc!…
— Ma bonne petite âme!…»
Sonia, Natacha, Pétia, Anna Mikhaïlovna, Véra, le vieux comte, tous le serraient dans leurs bras à tour de rôle, et les domestiques et les filles de chambre, entrant à la suite les uns es autres, poussaient des exclamations. Pétia se cramponnait à ses jambes et criait:
«Et moi donc, et moi donc!»
Natacha, après l’avoir étouffé de baisers, avait saisi sa veste et sautait comme une chèvre, sans changer de place et en poussant des cris aigus.
On ne voyait que des yeux brillants de larmes de joie et d’affection, et les lèvres se rapprochaient pour échanger de nouveaux baisers.
Sonia, rouge comme le koumatch1, le tenait par la main et fixait sur lui un regard rayonnant de bonheur. Elle venait d’avoir seize ans: elle était jolie, et l’exaltation du moment doublait encore sa beauté. Toute haletante, elle ne le quittait pas des yeux et souriait. Il lui répondit par un regard plein de reconnaissance; mais on voyait qu’il cherchait, qu’il attendait quelqu’un, sa mère, qui ne s’était pas encore montrée, tout à coup on entendit derrière la porte des pas si précipités, rapides, qu’ils ne pouvaient être que ceux de la comtesse. Tous s’écartèrent, et il s’élança à son cou. Elle tomba dans ses bras en sanglotant; sans avoir la force de relever la tête, elle se serrait contre lui, sa figure appuyée contre les froids brandebourgs de son uniforme. Denissow, qui était entré sans être remarqué, les regardait et s’essuyait les yeux.
«Vasili Denissow, l’ami de votre fils, dit-il au comte qui regardait avec étonnement le nouveau venu.
— Ah! Je sais, je sais. Très heureux, dit le comte en l’embrassant. Nicolouchka nous l’avait écrit… Natacha, Véra, le voilà, c’est Denissow!»
Tous ces visages rayonnants de joie se tournèrent aussitôt vers la personne ébouriffée de Denissow et l’entourèrent.
«Mon cher petit Denissow!» dit Natacha, à laquelle la joie avait troublé la cervelle, et, s’élançant vers lui, elle l’embrassa. Denissow, légèrement embarrassé, rougit et, prenant la main de Natacha, la baisa galamment.
Sa chambre étant préparée, on l’y conduisit, pendant que les Rostow se groupaient autour de Nicolas dans le grand salon.
La vieille comtesse n’avait pas lâché la main de son fils, et elle la portait à chaque instant à ses lèvres; frères et sœurs suivaient à l’envi chacun de ses gestes, de ses mots, de ses regards, se disputant à qui serait le plus près de lui, et s’arrachant la tasse de thé, le mouchoir, la pipe, pour les lui présenter.
La première minute du retour de Rostow lui avait fait éprouver une sensation de bonheur si complète, qu’elle lui semblait ne pouvoir plus que s’affaiblir, et, dans son émotion, il en demandait encore et encore.
Le lendemain, il dormit jusqu’à dix heures du matin.
Dans la pièce voisine, imprégnée d’une forte odeur de tabac, traînaient de tous côtés des sabres, des gibernes, des havresacs, des malles ouvertes, des bottes sales, à côté desquelles se dressaient contre le mur d’autres bottes bien cirées, avec leurs éperons. Les domestiques portaient des lavabos, de l’eau chaude pour la barbe, et les habits qu’ils venaient de brosser.
«Eh! Grichka, la pipe! S’écria Denissow d’une voix enrouée. – Rostow, lève-toi donc!» Rostow, se frottant les yeux, souleva de dessus son chaud oreiller sa chevelure emmêlée:
«Est-il tard?
— Mais oui, il est tard, il est dix heures,» répondit la voix de Natacha. Et l’on entendit derrière la porte un frôlement de robes et de jupons, fortement empesés, qui se mêlait aux chuchotements et aux rires des jeunes filles, dont on apercevait par l’entrebâillement les rubans bleus, les yeux noirs et les figures joyeuses. C’étaient Natacha, Sonia et Pétia qui venaient savoir s’il était levé.
«Nicolouchka, lève-toi! Répétait Natacha.
— Tout de suite!»
Pétia, ayant aperçu un sabre, s’en saisit aussitôt. Emporté par l’élan guerrier que la vue d’un frère aîné, militaire, provoque toujours chez les petits garçons, et oubliant qu’il n’était pas convenable pour ses sœurs de voir des hommes déshabillés, il ouvrit brusquement la porte:
«Est-ce ton sabre?» se mit-il à crier, pendant que les petites filles se jetaient de côté. Denissow, épouvanté, cacha aussitôt ses pieds velus sous la couverture, en appelant des yeux son camarade à son secours. La porte se referma sur Pétia.
«Nicolas, dit Natacha, viens ici en robe de chambre.
— Est-ce son sabre ou le vôtre?» demanda Pétia en s’adressant à Denissow, dont les longues moustaches noires lui inspiraient du respect.
Rostow se chaussa à la hâte, endossa sa robe de chambre et passa dans l’autre pièce, où il trouva Natacha qui avait mis une de ses bottes à éperons et glissait son pied dans l’autre. Sonia pirouettait et faisait le ballon. Toutes deux, fraîches, gaies et animées, portaient de nouvelles robes bleues pareilles. Sonia s’enfuit au plus vite, et Natacha, s’emparant de son frère, l’emmena pour causer avec lui plus à son aise. Il s’établit alors entre eux un feu roulant de questions et de réponses, qui avaient pour objet des bagatelles d’un intérêt tout personnel. Natacha riait à chaque mot, non de ce qu’il disait, mais parce que la joie qui remplissait son âme ne pouvait se traduire que par le rire.
«Comme c’est bien! C’est parfait!» répétait-elle.
Et Rostow, sous l’influence de ces chaudes effluves de tendresse, retrouvait insensiblement ce sourire d’enfant, qui, depuis son départ, ne s’était pas épanoui une seule fois sur ses traits.
«Sais-tu que tu es devenu un homme, un véritable homme?… et je suis si fière de t’avoir pour frère!» Elle lui passa les doigts sur la moustache. «Je voudrais bien savoir comment vous êtes, vous autres hommes… Est-ce que vous nous ressemblez? Non, n’est-ce pas?
— Pourquoi Sonia s’est-elle sauvée? Lui demanda son frère.
— Oh! C’est toute une histoire. Comment parleras-tu à Sonia? La tutoieras-tu?
— Mais je ne sais pas, comme cela viendra.
— Eh bien, alors, dis-lui: «vous,» je t’en prie, et tu sauras après pourquoi.
— Mais pourquoi?
— Eh bien, je vais te le dire: Sonia est mon amie, et une si grande amie, que j’ai brûlé mon bras pour elle, – et, relevant sa manche de mousseline, elle laissa voir sur son bras blanc et mince, un peu plus bas que l’épaule, à l’endroit couvert ordinairement par le haut des manches, une tache rouge.
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