León Tolstoi

Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï


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le monde disait.

      Dologhow, qui avait été refoulé au milieu, parvint jusqu’au bord de la digue, et courut sur la faible couche de glace qui recouvrait l’étang.

      «Voyons! Tourne par ici, cria-t-il au canonnier. Elle tient…!» La glace le supportait effectivement, mais elle craquait et cédait sous ses pas, et il était évident que, sans attendre le poids du canon et de cette foule, elle allait s’enfoncer sous lui. On le regardait, on se pressait sur les bords, sans se décider à l’imiter. Le commandant du régiment, à cheval, leva le bras, ouvrit la bouche pour lui parler, lorsqu’un boulet siffla si bas au-dessus de toutes ces têtes terrifiées, qu’elles s’inclinèrent, et quelque chose tomba. C’était le général qui s’affaissait dans une mare de sang! Personne ne le regarda, personne ne songea à le relever!

      «Sur la glace! Sur la glace! N’entends-tu pas! Tourne, tourne,» crièrent plusieurs voix; les gens ne savaient pas encore même pourquoi ils criaient ainsi.

      Un des derniers avant-trains s’y engagea, et la foule se précipita sur la glace, qui craqua sous l’un des fuyards; son pied s’enfonça dans l’eau; en faisant un effort pour le retirer, il y tomba jusqu’à la ceinture. Les plus proches hésitèrent, l’homme de l’avant-train arrêta son cheval, tandis que derrière continuaient les cris: «En avant! En avant sur la glace;» et des hurlements de terreur retentirent de toutes parts. Les soldats, entourant le canon, tiraient et battaient les chevaux pour les forcer à avancer. Les chevaux partirent, la glace s’effondra d’un seul bloc, et quarante hommes disparurent. Cependant les boulets ne cessaient de siffler et de tomber avec une sinistre régularité, tantôt sur la glace, tantôt dans l’eau, et de décimer cette masse vivante, qui avait envahi la digue, les étangs et leurs rives.

      XIX

      Pendant ce temps, le prince André gisait toujours au même endroit sur la hauteur de Pratzen, serrant dans ses mains un morceau de la hampe du drapeau, perdant du sang et poussant à son insu des gémissements plaintifs et faibles comme ceux d’un enfant.

      Vers le soir, ses gémissements cessèrent: il était sans connaissance. Tout à coup il rouvrit les yeux, ne se rendant pas compte du temps écoulé et se sentant de nouveau vivant et souffrant d’une blessure cuisante à la tête:

      «Où est-il donc ce ciel sans fond que j’ai vu ce matin et que je ne connaissais pas auparavant?…» Ce fut sa première pensée. «… Et ces souffrances aussi m’étaient inconnues! Oui, je ne savais rien, rien jusqu’à présent. Mais où suis-je?»

      Il écouta et entendit le bruit de plusieurs chevaux et de voix qui s’avançaient de son côté. On parlait français. Il ne tourna pas la tête. Il regardait toujours ce ciel si haut au-dessus de lui, dont l’azur insondable apparaissait à travers de légers nuages.

      Ces cavaliers, c’étaient Napoléon et deux aides de camp. Bonaparte avait fait le tour du champ de bataille et donné des ordres pour renforcer les batteries dirigées sur la digue d’Auguest; il examinait maintenant les blessés et les morts abandonnés sur le terrain.

      «De beaux hommes! Dit-il à la vue d’un grenadier russe, étendu sur le ventre, la face contre terre, la nuque noircie et les bras déjà raidis par la mort.

      — Les munitions des pièces de position sont épuisées, sire! Lui dit un aide de camp, envoyé des batteries qui mitraillaient Auguest.

      — Faites avancer celles de la réserve, répondit Napoléon en s’éloignant de quelques pas et en s’arrêtant à côté du prince André, qui serrait toujours la hampe mutilée dont le drapeau avait été pris comme trophée par les Français.

      — Voilà une belle mort!» dit Napoléon.

      Le prince André comprit qu’il était question de lui et que c’était Napoléon qui parlait; mais ses paroles bourdonnèrent à son oreille sans qu’il y attachât le moindre intérêt, et il les oublia aussitôt. Sa tête était brûlante; ses forces s’en allaient avec son sang, et il ne voyait devant lui que ce ciel lointain et éternel. Il avait reconnu Napoléon, – son héros; – mais dans ce moment ce héros lui paraissait si petit, si insignifiant en comparaison de ce qui se passait entre son âme et ce ciel sans limites! Ce qu’on disait, qui s’était arrêté près de lui, tout lui était indifférent, mais il était content de leur halte; il sentait confusément qu’on allait l’aider à rentrer dans cette existence qu’il trouvait si belle, depuis qu’il l’avait comprise autrement. Il rassembla toutes ses forces pour faire un mouvement et pour articuler un son; il remua un pied et poussa un faible gémissement.

      «Ah! Il n’est pas mort? Dit Napoléon. Qu’on relève ce jeune homme, qu’on le porte à l’ambulance!»

      Et l’Empereur alla à la rencontre du maréchal Lannes qui, souriant, se découvrit devant lui et le félicita de la victoire.

      Bientôt le prince André ne se souvint plus de rien; la douleur causée par les efforts de ceux qui le soulevaient, les secousses du brancard et le sondage de sa plaie à l’ambulance lui avaient de nouveau fait perdre connaissance. Il ne revint à lui que le soir, pendant qu’on le transportait à l’hôpital avec plusieurs autres Russes blessés et prisonniers. Pendant ce trajet, il se sentit ranimé et put regarder ce qui se passait autour de lui et même parler.

      Les premiers mots qu’il entendit furent ceux de l’officier français chargé d’escorter les blessés:

      «Arrêtons-nous ici: l’Empereur va passer; il faut lui procurer le plaisir de voir ces messieurs.

      — Bah! Il y a tant de prisonniers cette fois… une grande partie de l’armée russe… il doit en avoir assez, dit un autre.

      — Oui! Mais pourtant, reprit le premier en désignant un officier russe blessé, en uniforme de chevalier-garde, celui-là est, dit-on, le commandant de toute la garde de l’empereur Alexandre!»

      Bolkonsky reconnut le prince Repnine, qu’il avait rencontré dans le monde à Pétersbourg. À côté de lui se tenait un jeune chevalier-garde de dix-neuf ans, également blessé.»

      Bonaparte, arrivant au galop, arrêta court son cheval devant eux:

      «Qui est le plus élevé en grade?» demanda-t-il en voyant les blessés.

      On lui nomma le colonel prince Repnine.

      «Êtes-vous le commandant du régiment des chevaliers-gardes de l’empereur Alexandre?

      — Je ne commandais qu’un escadron.

      — Votre régiment a fait son devoir avec honneur!

      — L’éloge d’un grand capitaine est la plus belle récompense du soldat, répondit Repnine.

      — C’est avec plaisir que je vous le donne, dit Napoléon. Qui est ce jeune homme à côté de vous?»

      Repnine nomma le lieutenant Suchtelen.

      Napoléon le regarda en souriant:

      «Il est venu bien jeune se frotter à nous?

      — La jeunesse n’empêche pas le courage, murmura Suchtelen d’une voix émue.

      — Belle réponse, jeune homme; vous irez loin!»

      Pour compléter ce spectacle de triomphe, le prince André avait été aussi placé, sur le premier rang, de façon à frapper forcément le regard de l’Empereur, qui se souvint de l’avoir déjà aperçu sur le champ de bataille.

      «Et vous, jeune homme, comment vous sentez-vous, mon brave?»

      Le prince André, les yeux fixés sur lui, gardait le silence. Tandis que, cinq minutes auparavant, le blessé avait pu échanger quelques mots avec les soldats qui le transportaient, maintenant, les yeux fixés sur l’Empereur, il gardait le silence!… Qu’étaient en effet les intérêts, l’orgueil, la joie triomphante de Napoléon? Qu’était le héros