León Tolstoi

Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï


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continua son chemin au pas, ne sachant plus que faire, ni à qui s’adresser. L’Empereur blessé! La bataille perdue!… Suivant la direction indiquée, il voyait au loin une tour et les clochers d’une église. Pourquoi se dépêcher? Il n’avait rien à demander à l’Empereur, ni à Koutouzow, fussent-ils même sains et saufs.

      «Prenez le chemin à gauche, Votre Noblesse; si vous allez tout droit, vous vous ferez tuer.»

      Rostow réfléchit un instant et suivit la route qu’on venait de lui signaler comme dangereuse.

      «Ça m’est bien égal! L’Empereur étant blessé, qu’ai-je besoin de me ménager?»

      Et il déboucha sur l’espace où il y avait eu le plus de morts et de fuyards. Les Français n’y étaient pas encore, et le peu de Russes qui avaient survécu l’avaient abandonné. Sur ce champ gisaient, comme des gerbes bien garnies, des tas de dix, quinze hommes tués et blessés; les blessés rampaient pour se réunir par deux et par trois, et poussaient des cris qui frappaient péniblement l’oreille de Rostow; il lança son cheval au galop pour éviter ce spectacle des souffrances humaines. Il avait peur, non pas pour sa vie, mais peur de perdre ce sang-froid qui lui était si nécessaire et qu’il avait senti faiblir en voyant ces malheureux.

      Les Français avaient cessé de tirer sur cette plaine désertée par les vivants; mais, à la vue de l’aide de camp qui la traversait, leurs bouches à feu lancèrent quelques boulets. Ces sons stridents et lugubres, ces morts dont il était entouré lui causèrent une impression de terreur et de pitié pour lui-même. Il se souvint de la dernière lettre de sa mère et se dit à lui-même: «Qu’aurait-elle éprouvé en me voyant ici sous le feu de ces canons?»

      Dans le village de Gostieradek, qui était hors de la portée des boulets, il retrouva les troupes russes, quittant le champ de bataille en ordre, quoique confondues entre elles. On y parlait de la bataille perdue, comme d’un fait avéré: mais personne ne put indiquer à Rostow où étaient l’Empereur et Koutouzow. Les uns assuraient que le premier était réellement blessé; d’autres démentaient ce bruit, en l’expliquant par la fuite du grand-maréchal comte Tolstoï, pâle et terrifié, que l’on avait vu passer dans la voiture de l’Empereur. Ayant appris que quelques grands personnages se trouvaient derrière le hameau à gauche, Rostow s’y dirigea, non plus dans l’espoir de rencontrer celui qu’il cherchait, mais par acquit de conscience. À trois verstes plus loin, il dépassa les dernières troupes russes, et, à côté d’un verger séparé de la route par un fossé, il vit deux cavaliers. Il lui sembla connaître l’un deux, qui portait un plumet blanc; l’autre, sur un magnifique cheval alezan, qu’il crut aussi avoir déjà vu, arrivé au fossé, éperonna sa monture et, lui rendant la bride, le franchit légèrement; quelques parcelles de terre jaillirent sous les sabots du cheval, et alors, lui faisant faire volte-face, il franchit de nouveau le fossé et s’approcha respectueusement de son compagnon, comme pour l’engager à suivre son exemple. Celui auquel il s’adressait fit un geste négatif de la tête et de la main, et Rostow reconnut aussitôt son Empereur, son Empereur adoré, dont il pleurait la défaite.

      «Mais il ne peut pas rester là, tout seul, au milieu de ce champ désert!» se dit-il. Alexandre tourna la tête, et il put apercevoir ces traits si profondément gravés dans son cœur. L’Empereur était pâle; ses joues étaient creuses, ses yeux enfoncés; mais la douceur et la mansuétude, empreintes sur sa figure, n’en étaient que plus frappantes. Rostow était heureux de le voir, heureux de la certitude que sa blessure n’était qu’une invention sans fondement, et il se disait qu’il était de son devoir de lui transmettre sans plus tarder le message du prince Dolgoroukow.

      Mais, comme un jeune amoureux ému et tremblant, qui n’ose donner cours à ses rêveries passionnées de la nuit, et cherche avec effroi un faux fuyant, afin de retarder le moment du rendez-vous si ardemment désiré, Rostow, en présence de son désir réalisé, ne savait s’il lui fallait s’approcher de l’Empereur ou si cette tentative ne serait pas inconvenante et déplacée.

      «J’aurais peut-être l’air, se disait-il, de profiter avec empressement de ce moment de solitude et d’abattement. Une figure inconnue peut lui être désagréable, et puis, que lui dirai-je, quand un regard de lui suffit pour m’ôter la voix?

      Les paroles qu’il aurait dû prononcer lui expiraient sur les lèvres, d’autant plus qu’il leur avait donné un tout autre cadre, l’heure triomphante d’une victoire, ou le moment où, étendu sur son lit de douleur, l’Empereur le remercierait de ses exploits héroïques, et où, lui mourant, il ferait à son souverain bien aimé l’aveu de son dévouement, si noblement confirmé par sa mort.

      «Et d’ailleurs que lui demanderais-je? Il est quatre heures du soir, et la bataille est perdue! Non, non, je ne m’approcherai pas de lui: je ne dois pas interrompre ses pensées. Il vaut mieux mourir mille fois que d’en recevoir un regard courroucé.»

      Il s’éloigna donc tristement, le désespoir dans l’âme, en se retournant toujours pour suivre les mouvements de son souverain.

      Il vit le capitaine Von Toll s’approcher de l’Empereur et l’aider à franchir à pied le fossé et à s’asseoir ensuite sous un pommier. Toll resta debout à côté de lui, en lui parlant avec chaleur. Ce spectacle remplit Rostow de regrets et d’envie, surtout lorsqu’il vit l’Empereur, portant une main à ses yeux, tendre l’autre à Toll.

      «J’aurais pu être à sa place,» se dit-il. Et, ne pouvant retenir les larmes qui coulaient de ses yeux, il continua à s’éloigner, ne sachant à quoi se décider ni de quel côté se diriger. Son désespoir était d’autant plus violent, qu’il s’accusait de faiblesse. Il aurait pu, il aurait dû s’approcher. C’était le moment ou jamais de faire preuve de dévouement, et il n’en avait pas profité. Il tourna bride et revint à l’endroit où il avait aperçu l’Empereur, et où il n’y avait plus personne. Une longue file de charrettes et de fourgons passait lentement, et Rostow apprit d’un des conducteurs que l’état-major de Koutouzow était non loin du village, et qu’ils s’y rendaient. Il les suivit.

      À cinq heures du soir, la bataille était perdue sur tous les points. Plus de cent bouches à feu étaient tombées au pouvoir des Français.

      Tout le corps d’armée de Prsczebichewsky avait mis bas les armes. Les autres colonnes, ayant perdu la moitié de leurs hommes, se repliaient en troupes débandées.

      Le reste des colonnes de Langeron et de Doktourow se pressait confusément autour des étangs et des écluses du village d’Auguest.

      Sur ce point seul, à six heures du soir, continuait encore le feu de l’ennemi, qui, ayant placé des batteries à mi-côte de la hauteur de Pratzen, tirait sur nos troupes en retraite.

      Doktourow et d’autres à l’arrière-garde, reformant leurs bataillons, se défendaient contre la cavalerie française qui les poursuivait. Le jour tombait. Sur l’étroite chaussée d’Auguest, pendant une longue série de paisibles années, le bon vieux meunier, en bonnet de coton, avait jeté ses lignes dans l’étang, pendant que son petit-fils, ses manches de chemise retroussées, s’amusait à plonger la main dans le grand arrosoir où frétillaient les poissons argentés; sur cette même chaussée, sous l’œil du paysan morave en bonnet de fourrure, en habit gros bleu, d’énormes chariots avaient longtemps passé au pas, amenant au moulin de riches gerbes de froment et remportant de gros sacs d’une farine blanche et légère dont la fine poussière voltigeait en l’air; et maintenant on y voyait une foule égarée, affolée, se pressant, se heurtant, s’écrasant sous les pieds des chevaux, les roues des fourgons, des avant-trains, et foulant aux pieds les mourants, pour aller se faire tuer quelques pas plus loin.

      Toutes les dix secondes, un boulet ou une grenade tombait et éclatait au milieu de cette foule compacte, tuant et couvrant de sang tous ceux qu’ils atteignaient. Dologhow, déjà officier, blessé à la main, seul avec ses dix hommes et son chef à cheval, représentait tout ce qui restait du régiment. Entraînés par la masse, ils s’étaient frayé un chemin jusqu’à l’entrée de la chaussée, où ils