León Tolstoi

Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï


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passage jusqu’à lui:

      «Vous êtes blessé? Lui dit-il avec émotion.

      — La plaie n’est pas là, mais ici!» dit Koutouzow, en pressant son mouchoir sur sa blessure et en désignant les fuyards.

      «Arrêtez-les!» s’écria-t-il.

      Mais, comprenant aussitôt l’inutilité de cet appel, il piqua des deux, et, prenant sur la droite au milieu d’une nouvelle troupe de fuyards, il se vit entraîné avec elle en arrière.

      Leur masse était si serrée qu’il lui était impossible de s’en dégager. Dans cette confusion les uns criaient, les autres se retournaient et tiraient en l’air. Koutouzow, parvenu enfin à sortir du courant, se dirigea avec sa suite, terriblement diminuée, vers l’endroit d’où partait la fusillade. Le prince André, faisant des efforts surhumains pour le rejoindre, aperçut sur la descente, à travers la fumée, une batterie russe, qui n’avait pas encore cessé son feu et vers laquelle se précipitaient des Français. Un peu, au-dessus d’elle se tenait immobile l’infanterie russe. Un général s’en détacha et s’approcha de Koutouzow, dont la suite se réduisait à quatre personnes. Pâles et émues, ces quatre personnes se regardaient en silence.

      «Arrêtez ces misérables!» dit Koutouzow au chef de régiment. Et, comme pour le punir de ces mots, une volée de balles, semblable à une nichée d’oiseaux, passa en sifflant au-dessus du régiment et de sa tête. Les Français attaquaient la batterie, et, ayant aperçu Koutouzow, ils tiraient sur lui. À cette nouvelle décharge, le commandant de régiment porta vivement la main à sa jambe; quelques soldats tombèrent, et le porte-drapeau laissa échapper le drapeau de ses mains: vacillant un moment, il s’accrocha aux baïonnettes des soldats; ceux-ci se mirent à tirer sans en avoir reçu l’ordre.

      Un soupir désespéré sortit de la poitrine de Koutouzow.

      «Bolkonsky, murmura-t-il d’une voix de vieillard affaibli et en lui montrant le bataillon à moitié détruit, que veut donc dire cela?»

      À peine avait-il prononcé ces mots, que le prince André, le gosier serré par des larmes de honte et de colère, s’était jeté à bas de son cheval et se précipitait vers le drapeau.

      «Enfants, en avant!» cria-t-il d’une voix perçante. «Le moment est venu!» se dit-il, en saisissant la hampe et écoutant avec bonheur le sifflement des balles dirigées contre lui. Quelques soldats tombèrent encore.

      «Hourra!» s’écria-t-il, en soulevant avec peine le drapeau.

      Et courant en avant, persuadé que tout le bataillon le suivait, il fit encore quelques pas; un soldat, puis un second, puis tous s’élancèrent à sa suite en le dépassant. Un sous-officier s’empara du précieux fardeau, dont le poids faisait trembler le bras du prince André, mais il fut tué au même moment. Le reprenant encore une fois, André continua sa course avec le bataillon. Il voyait devant lui nos artilleurs: les uns se battaient, les autres abandonnaient leurs pièces et couraient à sa rencontre; il voyait les fantassins français s’emparer de nos chevaux et tourner nos canons. Il en était à vingt pas, les balles pleuvaient et fauchaient tout autour de lui, mais ses yeux rivés sur la batterie ne s’en détachaient pas. Là, un artilleur roux, le schako enfoncé, et un Français se disputaient la possession d’un refouloir; l’expression égarée et haineuse de leur figure lui était parfaitement visible; on sentait qu’ils ne se rendaient pas compte de ce qu’ils faisaient.

      «Que font-ils? Se demanda le prince André. Pourquoi l’artilleur ne fuit-il pas, puisqu’il n’a plus d’arme, et pourquoi le Français ne l’abat-il pas? Il n’aura pas le temps de se sauver, que le Français se souviendra qu’il a son fusil! En effet, un second Français arriva sur les combattants, et le sort de l’artilleur roux, qui venait d’arracher le refouloir des mains de son adversaire, allait se décider. Mais le prince André n’en vit pas la fin. Il reçut sur la tête un coup d’une violence extrême, qu’il crut lui avoir été appliqué par un de ses voisins. La douleur était moins sensible que désagréable, dans ce moment où elle faisait une diversion à sa pensée:

      «Mais que m’arrive-t-il? Je ne me tiens plus? Mes jambes se dérobent sous moi.» Et il tomba sur le dos. Il rouvrit les yeux, dans l’espoir d’apprendre le dénouement de la lutte des deux Français avec l’artilleur, et si les canons étaient sauvés ou emmenés. Mais il ne vit plus rien que bien haut au-dessus de lui un ciel immense, profond, où voguaient mollement de légers nuages grisâtres. «Quel calme, quelle paix! Se disait-il; ce n’était pas ainsi quand je courais, quand nous courions en criant; ce n’était pas ainsi, lorsque les deux figures effrayées se disputaient le refouloir; ce n’était pas ainsi que les nuages flottaient dans ce ciel sans fin! Comment ne l’avais-je pas remarquée plus tôt, cette profondeur sans limites? Comme je suis heureux de l’avoir enfin aperçue!… Oui! Tout est vide, tout est déception, excepté cela! Et Dieu soit loué pour ce repos, pour ce calme!…»

      XVII

      À neuf heures du matin, au flanc droit, que commandait Bagration, l’affaire n’était pas encore engagée. Malgré l’insistance de Dolgoroukow, désireux de n’en point assumer la responsabilité, il lui proposa d’envoyer demander les ordres du général en chef. Vu la distance de dix verstes qui séparait les deux ailes de l’armée, l’envoyé, s’il n’était pas tué, ce qui était peu probable, et s’il parvenait à découvrir le général en chef, ce qui était très difficile, ne pourrait revenir avant le soir; il en était bien convaincu.

      Jetant un regard sur sa suite, les yeux endormis et sans expression de Bagration s’arrêtèrent sur la figure émue, presque enfantine de Rostow. Il le choisit.

      «Et si je rencontre Sa Majesté avant le général en chef, Excellence? Lui dit Rostow.

      — Vous pourrez demander les ordres de Sa Majesté,» dit Dolgoroukow, en prévenant la réponse de Bagration.

      Après avoir été relevé de sa faction, Rostow avait dormi quelques heures et se sentait plein d’entrain, d’élasticité, de confiance en lui-même et en son étoile, et prêt à tenter l’impossible.

      Ses désirs s’étaient accomplis: une grande bataille se livrait; il y prenait part, et de plus, attaché à la personne du plus brave des généraux, il était envoyé en mission auprès de Koutouzow, avec chance de rencontrer l’Empereur. La matinée était claire, son cheval était bon. Son âme s’épanouissait toute joyeuse. Longeant d’abord les lignes immobiles des troupes de Bagration, il arriva sur un terrain occupé par la cavalerie d’Ouvarow; il y remarqua les premiers signes précurseurs de l’attaque; l’ayant dépassé, il entendit distinctement le bruit du canon et les décharges de mousqueterie, qui augmentaient d’intensité à chaque instant.

      Ce n’était plus un ou deux coups solitaires qui retentissaient à intervalles réguliers dans l’air frais du matin, mais bien un roulement continu, dans lequel se confondaient les décharges d’artillerie avec la fusillade et qui se répercutait sur le versant des montagnes, en avant de Pratzen.

      De légers flocons de fumée, voltigeant, se poursuivant l’un l’autre, s’échappaient des fusils, tandis que des batteries s’élevaient de gros tourbillons de nuages, qui se balançaient et s’étendaient dans l’espace. Les baïonnettes des masses innombrables d’infanterie en mouvement brillaient à travers la fumée et laissaient apercevoir l’artillerie avec ses caissons verts, qui se déroulait au loin comme un étroit ruban.

      Rostow s’arrêta pour regarder ce qui se passait: où allaient-ils? Pourquoi marchaient-ils en tous sens, devant, derrière? Il ne pouvait le comprendre; mais ce spectacle, au lieu de lui inspirer de la crainte et de l’abattement, ne faisait au contraire qu’augmenter son ardeur.

      «Je ne sais ce qui en résultera, mais à coup sûr ce sera bien,» se disait-il.

      Après avoir dépassé les troupes autrichiennes, il arriva à la ligne d’attaque… C’était la garde qui donnait.