León Tolstoi

Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï


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inopinée d’Anatole Kouraguine lui facilita bientôt l’exécution. Sa langueur disparut comme par enchantement, elle devint d’une gaieté charmante, et témoigna à ce dernier une bienveillance des plus marquées.

      «Mon cher, dit Anna Mikhaïlovna à son fils, je sais de bonne source que le prince Basile envoie son fils à Moscou pour lui faire épouser Julie… Tu ne saurais croire combien ce projet me fait de peine, je l’aime tant!… qu’en penses-tu?»

      L’idée d’en être pour ses frais, de perdre le fruit de tout un mois de pénible vasselage, et de voir passer dans les mains d’un imbécile comme Anatole les revenus qu’il aurait su si bien employer, exaspérait Boris. Aussi résolut-il fermement d’aller sans plus tarder demander la main de Julie! Elle le reçut d’un air dégagé et souriant, lui raconta combien elle s’était amusée la veille, et le questionna sur son prochain départ. Malgré son intention de lui déclarer ses sentiments et d’être du dernier tendre, Boris ne put s’empêcher de se récrier, et d’accuser les femmes d’inconstance, de frivolité, et de changement d’humeur, suivant les personnes dont il leur plaisait d’agréer les hommages. Julie, offensée, lui répliqua qu’il avait parfaitement raison, et que rien n’était plus ennuyeux que la monotonie. Boris allait lui répondre par un mot piquant, lorsque l’humiliante perspective de quitter Moscou sans avoir atteint son but, ce qui ne lui était jusqu’à présent jamais arrivé, arrêta ce mot sur ses lèvres. Il baissa les yeux pour mieux en cacher l’expression irritée et indécise, et lui dit à demi-voix: «Je ne suis point venu pour me fâcher avec vous… au contraire, je…,» et, en la regardant pour voir s’il devait oser poursuivre, il rencontra ses yeux inquiets, suppliants, fixés sur lui dans une attente fiévreuse…, toute trace de dépit en avait disparu: «Il me sera facile, se dit-il à part lui, de m’arranger de façon à la voir rarement… C’est commencé, il faut aller jusqu’au bout!»… Et, rougissant de plus en plus, il continua «Vous avez deviné mes sentiments pour vous…» Ces paroles auraient assurément pu suffire, car Julie rayonnait d’un orgueil triomphant, mais elle ne lui fit pas grâce d’une seule syllabe et il fut obligé de débiter tout ce qui se dit en pareil cas, qu’il l’aimait, et qu’il n’avait jamais aimé aucune femme avec cette violence… etc.etc. … Sachant fort bien ce qu’elle pouvait exiger en échange des forêts de Nijni et des terres de Penza, elle en reçut le prix qu’elle souhaitait en avoir. «Les arbres dont les rameaux secouaient les ténèbres et la mélancolie» furent bien vite oubliés, et les heureux fiancés, tout entiers à leurs projets d’avenir et à l’arrangement en espérance de leur luxueuse demeure, firent ensemble leurs nombreuses visites, et s’apprêtèrent à célébrer au plus tôt leur brillant mariage.

      VI

      Le comte Rostow, ayant laissé sa femme souffrante à la campagne, arriva à Moscou vers la fin de janvier, avec Natacha et Sonia. On attendait le prince André: il fallait donc s’occuper du trousseau, vendre des biens et profiter de la présence du vieux prince pour lui présenter sa future belle-fille. L’hôtel des Rostow n’étant ni préparé, ni chauffé pour les recevoir convenablement, le comte accepta l’offre cordiale de Marie Dmitrievna Afrossimow, et descendit d’autant plus volontiers chez elle, qu’il ne comptait pas faire un long séjour.

      Un soir, à une heure assez avancée, les quatre voitures qui menaient la famille Rostow firent leur entrée dans la cour d’une liaison de la rue des Vieilles-Écuries. Cette maison appartenait à Marie Dmitrievna, qui l’occupait toute seule, depuis que sa fille était mariée, et que ses quatre fils servaient à l’armée.

      L’âge n’avait pas courbé sa taille: sa parole haute, ferme et brève, disait franchement son opinion à chacun, et toute sa personne semblait être une protestation vivante contre les faiblesses, les passions et les entraînements de l’humanité, que pour sa part elle se refusait à admettre. Levée chaque matin de bonne heure, elle passait un casaquin, et vaquait aux soins de son ménage; ensuite, quand c’était jour de fête, elle sortait en voiture, pour aller à la messe, et visiter les prisons, ce dont elle ne soufflait jamais mot. Les autres jours, après avoir achevé sa toilette, elle recevait, sans distinction de rang, tous ceux qui venaient s’adresser à sa charité. Ses audiences terminées, elle dînait. Trois ou quatre bonnes connaissances partageaient avec elle un repas copieux et bien préparé invariablement suivi d’une partie de boston. Vers la soirée, elle tricotait, pendant qu’on lui lisait les journaux ou les livres nouvellement parus. Elle n’acceptait aucune invitation, et ne faisait que fort rarement une exception à sa règle de conduite, en faveur des gros bonnets de la ville.

      Elle n’était pas encore couchée, lorsque les Rostow arrivèrent en faisant crier sur ses gonds la massive porte d’entrée et remplirent le vestibule de froid et de neige. Debout, sur le seuil de la grande salle, ses lunettes abaissées sur le nez, la tête rejetée en arrière, Marie Dmitrievna examinait les voyageurs avec son air habituel de sévérité. On aurait pu la croire profondément irritée contre eux, mais les ordres qu’elle donnait successivement à ses gens, à propos des bagages et des nouveaux venus, contredisait bien vite cette supposition:

      «Est-ce au comte, cela?… Alors, ici, ici!» criait-elle sans même leur souhaiter la bienvenue, tant elle était occupée à faire mettre où il fallait les malles qu’on apportait. «Quant à celles des demoiselles, … à gauche! Voyons, que faites-vous là bouche béante! Ajoutait-elle en s’adressant aux femmes de chambre, allez, chauffez le samovar!… Eh! Mais, te voilà engraissée et embellie, dit-elle en attirant à elle Natacha, qui était toute rouge de froid sous son capuchon.

      «Dieu, quel glaçon! Déshabille-toi donc plus vite…» et, se tournant vers le comte, qui lui baisait la main: «Toi aussi, tu es gelé, ma parole! Vite du rhum avec le thé!… Soniouchka, «bonjour»… et elle souligna par cette locution française la façon légèrement cavalière, quoique affectueuse, dont elle traitait Sonia d’habitude.

      Lorsque tous les arrivants se furent débarrassés de leurs vêtements fourrés, on se réunit autour de la table à thé, et Marie Dmitrievna embrassa chacun à tour de rôle:

      «Je me réjouis de vous voir chez moi, … il en est temps ce me semble, car, ajouta-t-elle en regardant Natacha, le vieux est ici et l’on attend le fils. Il faut faire sa connaissance, il le faut; mais nous en causerons plus tard…» Et elle s’arrêta en jetant un coup d’œil à Sonia, comme pour indiquer son intention de ne pas aborder ce sujet devant elle. «À propos… qui enverras-tu chercher demain? Continua-t-elle en s’adressant au comte et en comptant sur ses doigts; Schinchine d’abord n’est-ce pas? Ensuite Anna Mikhaïlovna… cette pleurnicheuse, son fils est ici, il se marie… Qui donc encore? Besoukhow, qui est également ici avec sa femme… il l’a fuie, mais elle l’a relancé!… Il a dîné chez moi mercredi. Quant à celles-là, dit-elle en désignant les jeunes filles, je les mènerai demain saluer la «Iverskaïa» et de là chez la Aubert Chalmé, car elles n’ont rien à mettre, j’en suis sûre, et ce n’est pas moi qui pourrais leur servir de modèle!… La mode change tous les jours, c’est à faire frémir! L’autre jour j’ai pu m’en convaincre en voyant une demoiselle avec des manches de robe grosses comme des tonneaux… Et toi, quelles affaires as-tu? Ajouta-t-elle en reprenant son air sévère.

      — Un peu de tout, des chiffons à commander, la maison et le bien à vendre, celui qui est dans les environs, vous savez: aussi, vous demanderai-je la permission d’aller faire une petite pointe de ce côté… Je vous confierai ces fillettes, et j’irai y passer un jour.

      — Bien, bien, elles seront en sûreté chez moi, j’en réponds, aussi en sûreté que si on les confiait au conseil de tutelle; je les chaperonnerai, je les gronderai, je les gâterai,» dit Marie Dmitrievna, en effleurant de sa grande main la joue de Natacha, sa favorite et sa filleule.

      Le lendemain, le programme de la veille fut exécuté de point en point: on fit d’abord une visite à la Sainte-Vierge, puis une autre à MmeAubert Chalmé, la fameuse couturière, à laquelle Marie Dmitrievna inspirait une telle terreur, que, pour s’en débarrasser plus vite, elle