et les vieilles de Moscou vivotant doucement dans leur coin, sans rien désirer, et qu’il eut pris part de nouveau aux bals et aux dîners du club Anglais… alors il se sentit enfin arrivé au port. Moscou, en lui rendant son chez lui et sa maison, lui fit éprouver cette sensation de bien-être qu’on ressent lorsque, après une journée de fatigue, on passe avec bonheur une bonne vieille robe de chambre bien chaude, bien commode, voire même un peu graisseuse.
Toute la société, les vieux et les jeunes, le reçurent à bras ouverts; sa place restée vacante l’attendait, il n’avait qu’à la reprendre, car, aux yeux de tous ces braves gens, Pierre était le meilleur enfant du monde, l’original le plus gai et le plus intelligent, le vrai type du grand seigneur du Moscou d’autrefois, distrait, bienveillant, et la bourse toujours à sec, parce que chacun y puisait sans scrupule.
Les représentations données au bénéfice d’artistes sans talent, les croûtes et les statues des rapins du dernier ordre, les œuvres de bienfaisance, les chœurs de Bohémiens, les souscriptions pour des dîners, les réunions de francs-maçons, les quêtes pour les églises, la publication d’ouvrages de prix, tout cela trouvait accueil auprès de lui: il ne savait jamais refuser, et se serait complètement dévalisé de ses propres mains, si, pour son bonheur, deux de ses amis, auxquels il avait prêté une très forte somme, ne l’eussent pris en tutelle. Au club, pas de dîner, pas de soirée, sans lui. À peine venait-il d’étendre son gros corps sur un des larges divans, après avoir vidé deux bouteilles de Château-Margaux, qu’il se voyait entouré d’un cercle nombreux qui le choyait, riait et causait autour de lui. Si la conversation dégénérait en dispute, son bon sourire et une bienveillante plaisanterie, dite à propos, ramenaient la paix; s’il n’était pas là, toute réunion maçonnique, même était triste et morose. Au bal, lorsque les cavaliers faisaient défaut, on venait le choisir, et il dansait. Jeunes femmes et jeunes filles l’aimaient, parce que, sans témoigner une attention particulière, à aucune d’elles, il était aimable avec toutes: «Il est charmant, disait-on de lui, il n’a pas de sexe!»
Comme il aurait pleuré sur lui-même si, sept ans auparavant, à son arrivée de l’étranger, on lui eût dit qu’il n’avait besoin ni de rien chercher, ni de rien inventer, que sa route était toute tracée, sa destinée toute marquée, et qu’en dépit de tous ses efforts il ne deviendrait pas meilleur que la plupart de ceux qui se seraient trouvés dans sa position!… Certes, il ne l’aurait pas cru!
N’était-ce donc pas lui qui avait désiré avec ardeur voir la Russie en république, qui avait souhaité devenir philosophe tacticien… qui avait regretté de ne pas être Napoléon ou l’homme qui le vaincrait? N’était-ce donc pas lui qui avait cru possible la régénération de l’humanité, et travaillé à atteindre le degré le plus élevé du perfectionnement moral? N’était-ce donc pas lui qui avait créé des écoles, ouvert des hôpitaux, et donné la liberté à ses paysans?
Et de fait qu’était-il devenu? Le possesseur d’une grande fortune, le mari d’une femme infidèle, un chambellan en retraite, un membre du club Anglais et l’enfant gâté de la société de Moscou; un homme qui aimait surtout à bien manger et à bien boire, et qui se donnait parfois le plaisir de critiquer le gouvernement, bien à son aise, après dîner. Il fut longtemps avant de se faire à la pensée qu’il était, ni plus, ni moins, le type accompli du chambellan en retraite, vivant sans but et sans soucis, ce type qu’il avait en si grand mépris sept ans auparavant, et dont Moscou offrait de nombreux spécimens.
Il cherchait parfois à se consoler, en se disant que ce genre de vie ne durerait pas, mais l’instant d’après il passait en revue avec terreur tous les gens de sa connaissance qui, entrés comme lui dans cette existence de club avec toutes leurs dents et tous leurs cheveux, en étaient sortis sans cheveux et sans dents.
Parfois aussi il tâchait de se persuader par orgueil qu’il ne ressemblait en rien à ces chambellans qu’il méprisait, à ces personnages bêtes, incolores et satisfaits d’eux-mêmes: «La preuve, se disait-il, c’est que, moi, je suis mécontent, toujours mécontent, toujours tourmenté du désir de faire quelque chose pour le bien de l’humanité!… Qui sait? Ajoutait-il ensuite avec humilité, n’ont-ils pas, eux aussi, cherché, tout comme moi, à se frayer une nouvelle route dans la vie, et la force des choses, du milieu qui les entourait, des éléments contre lesquels l’homme est impuissant à lutter, ne les a-t-elle pas amenés là où elle m’a amené moi-même? À force de raisonnements de ce genre, il avait fini, après quelques mois de séjour à Moscou, par ne plus mépriser, mais au contraire par aimer, respecter et plaindre, tout comme il se plaignait lui-même, le sort de ses compagnons d’infortune.
Pierre n’avait plus d’accès de désespoir ni de dégoût de la vie, mais le mal dont il souffrait, et qu’il refoulait vainement à l’intérieur, le travaillait toujours: «Quel est le but de l’existence? Pourquoi vit-on? Que fait-on en ce monde?» se demandait-il avec stupeur mille fois par jour. Mais, sachant par expérience que ses questions resteraient sans réponse, il s’en détournait au plus vite en prenant un livre, ou il courait au club, ou chez un de ses amis, pour y récolter les petites nouvelles du jour.
«Ma femme, se disait-il, qui n’a jamais aimé autre chose que son beau corps, et qui est une des plus sottes créatures que je connaisse, passe pour avoir de l’esprit comme personne, et tous se prosternent devant elle. Bonaparte, bafoué alors qu’il était un grand homme, est pressé par l’empereur François, maintenant qu’il n’est plus qu’un misérable comédien, de vouloir bien accepter la main de sa fille. Les Espagnols remercient la Providence, par l’entremise du clergé catholique, de la victoire remportée le 14 juin sur les Français; les Français, de leur côté, la remercient, toujours par l’entremise de ce même clergé, de la victoire remportée par eux, à la même date, sur les Espagnols. Mes frères les francs-maçons prêtent serment de tout sacrifier pour le prochain et refusent un rouble à la quête. «Astrée» intrigue contre «les chercheurs de la manne céleste», et l’on se met en quatre pour obtenir la charte de la loge d’Écosse, dont personne n’a besoin et dont personne ne comprend le sens, pas même celui qui l’a écrite. Nous nous disons tous disciples de l’Évangile, nous proclamons l’oubli des injures, l’amour du prochain, et, comme preuve à l’appui, nous élevons quarante fois quarante églises à Moscou, tandis qu’hier on a fouetté un déserteur, et le représentant de la loi divine d’amour et de pardon donne à baiser la croix au condamné avant le supplice!» Ainsi songeait Pierre, et cette hypocrisie perpétuelle, cette hypocrisie professée et acceptée par tous, l’indignait chaque fois comme un fait nouveau: «Je la sens, je la vois, se disait-il encore, mais comment leur en expliquer la puissance? Je l’ai essayé en vain: je me suis convaincu qu’ils s’en rendaient compte comme moi, mais qu’ils s’aveuglent volontairement. Donc cela doit être ainsi! Mais, moi, que dois-je faire? Que vais-je devenir?» Comme beaucoup de gens, comme beaucoup de ses compatriotes surtout, il avait le triste privilège de croire au bien, et en même temps de voir si distinctement le mal, qu’il ne lui restait plus la force nécessaire pour prendre une part active dans la lutte. Ce mensonge continuel, qu’il retrouvait dans tout travail à entreprendre, paralysait son activité, et cependant il fallait vivre et s’occuper quand même. Se sentir obsédé par ces questions vitales, sans parvenir à les résoudre, cela lui était si pénible, qu’il se plongeait, pour les oublier, dans toutes les distractions imaginables.
Il dévorait des livres par douzaines, et lisait tout, ce qui lui tombait sous la main, même lorsque son valet de chambre l’aidait le soir à se déshabiller; il allait ainsi de la veille au sommeil, pour se livrer de nouveau le lendemain aux oiseux bavardages des salons et des clubs, et passer son temps entre les femmes et le vin. La boisson devenait de plus en plus pour lui un besoin physique aussi bien que moral, et il s’y adonnait avec passion, en dépit des avertissements des médecins, qui, vu sa corpulence, y trouvaient un danger sérieux pour sa santé. Il ne se sentait heureux et véritablement à son aise que lorsqu’il avait avalé plusieurs verres de spiritueux: la douce chaleur, la tendre bienveillance pour son prochain, qu’il éprouvait alors, le rendait capable de s’assimiler toute pensée sans toutefois l’approfondir. Alors seulement le nœud gordien si compliqué de la