León Tolstoi

Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï


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ses filles elles-mêmes, ni aucune partie de leurs costumes.

      «Et celle-là, qui est-ce? Demanda-t-elle à sa gouvernante, en arrêtant au passage un Tartare de Kazan, qui n’était autre que sa propre fille! C’est une des Rostow, n’est-ce pas?… Et vous, monsieur le hussard, de quel régiment êtes-vous? Dit-elle en s’adressant à Natacha… De la «pastila» à cette Turque! Criait-elle au sommelier. Leur religion ne la leur défend pas, n’est-ce pas?»

      À la vue des pas plus ou moins extravagants auxquels se livraient les danseurs sous l’impunité du masque, Pélaguéïa Danilovna ne put s’empêcher plus d’une fois de se cacher le visage dans son mouchoir, et sa puissante personne se laissait violemment secouer par un rire irrésistible, un rire de bonne et vieille matrone, plein de bienveillance et de franche gaieté.

      Lorsqu’on en eut fini avec les danses russes et les «horovody9», elle rassembla tout son monde, maîtres et domestiques, en un grand rond, leur remit une corde, un anneau et un rouble, et les jeux innocents commencèrent à leur tour.

      Une heure plus tard, quand les costumes furent bien fripés et bien chiffonnés, et que le charbon découla sur les figures en transpiration, Pélaguéïa Danilovna put enfin reconnaître chacun, complimenter les demoiselles sur leurs déguisements, et remercier toute la bande joyeuse pour l’amusement qu’elle lui avait procuré! Le souper des maîtres fut servi dans le salon, et celui des gens dans la grande salle:

      «Oh! Se faire dire la bonne aventure dans le bain, là-bas, c’est ça qui est effrayant! Dit une vieille fille qui était à demeure chez les Mélukow.

      — Pourquoi donc? Demanda l’aînée des demoiselles.

      — Vous ne vous y risquerez pas, c’est sûr, il faut du courage!

      — Eh bien, j’irai, dit Sonia.

      — Contez-nous ce qui est arrivé à la demoiselle, vous savez? S’écria la cadette des Mélukow:

      — Une demoiselle alla une fois au bain, reprit la vieille fille, en emportant avec elle un coq et deux couverts, comme cela se fait toujours, et elle attendit;… tout à coup elle entendit un bruit de grelots… quelqu’un arrive, et ce quelqu’un s’arrête, monte, et elle voit entrer un véritable officier, un officier en chair et en os, – on l’aurait cru du moins, – qui s’assied en face d’elle devant le second couvert!

      — Ah! Ah! Quelle terreur! S’écria Natacha, en ouvrant de grands yeux.

      — Et il a parlé, il a vraiment parlé?

      — Oui, tout comme s’il était un homme… il se mit à la prier, à la supplier de céder à ses instances… Quant à elle, elle devait résister et faire durer l’entretien jusqu’au premier chant du coq… mais la peur la prit, elle se couvrit la figure de ses mains! Alors… il se précipita pour la saisir; heureusement que quelques fillettes, qui étaient aux aguets, accoururent à ses cris.

      — Pourquoi les effrayez-vous ainsi? Dit Pélaguéïa Danilovna.

      — Maman, mais vous aussi, vous avez voulu vous faire dire la bonne aventure.

      — Et dans la grange, comment cela se passe-t-il? Demanda Sonia.

      — C’est tout simple: il faut y aller, maintenant par exemple, et écouter… Si vous entendez battre le blé, c’est mal; si vous entendez tomber le grain, c’est bien.

      — Maman, dites-nous ce qui vous est arrivé dans la grange?

      — Il y a de cela si longtemps, dit Pélaguéïa Danilovna en souriant, que je l’ai tout à fait oublié, et puis d’ailleurs aucune de vous n’aura le courage d’y aller.

      — Eh bien, moi, j’irai, dit Sonia; laissez-moi y aller.

      — Va, si tu n’as pas peur.

      — Vous permettez, madame Schoss?» dit Sonia à la gouvernante. Que l’on jouât aux petits jeux, ou que l’on causât tranquillement, Nicolas n’avait pas quitté Sonia d’une seconde pendant toute la soirée; il lui semblait la voir pour la première fois, et l’apprécier à toute sa valeur. Gaie, jolie comme un cœur sous son étrange costume, excitée, ce soir-là, comme elle l’était rarement, elle le fascina tout à fait.

      — Quel imbécile j’ai été! Pensait-il, en répondant mentalement à ces yeux brillants, et à ce sourire triomphant, qui creusait sous la moustache du joli masque une petite fossette, entrevue par lui pour la première fois.

      — Je n’ai peur de rien!» reprit-elle. Elle se leva, se fit donner des explications et sur la situation de la grange, et sur ce qu’elle devait y attendre dans le plus profond silence, jeta une fourrure sur ses épaules, s’en enveloppa tout entière et lança un coup d’œil à Nicolas.

      Elle sortit par le corridor et l’escalier dérobé, pendant que ce dernier, sous prétexte qu’il était fatigué par la chaleur de l’appartement, disparut de son côté par la grande entrée.

      Le froid était toujours le même, et la lune semblait briller d’un éclat encore plus vif. Des myriades d’étoiles scintillaient sur la neige à ses pieds, tandis que leurs sœurs brillaient au loin sur la voûte triste et sombre du firmament, et les yeux s’en détournaient bien vite, pour se reporter sur la terre resplendissante de clarté et revêtue de son manteau d’hermine.

      Nicolas descendit en courant le péristyle, tourna l’angle de la maison et passa devant l’entrée latérale, par laquelle devait sortir Sonia. À moitié chemin, des piles de bois, éclairées en plein par la lune, projetaient leur ombre sur le chemin, sur lequel de vieux tilleuls étendaient les lignes noires de leurs branches dénudées, qui se croisaient et s’enchevêtraient sur le blanc sentier de la grange. Les grosses poutres de la maison et son toit couvert de neige paraissaient avoir été taillés dans un bloc de pierre précieuse, dont les facettes s’irisaient à la lumière argentée de la lune. Un tronc d’arbre se fendit tout à coup avec bruit dans le jardin, puis tout retomba dans le silence. La poitrine de Sonia se soulevait d’aise: on aurait dit qu’elle buvait à longs traits, non pas l’air de tous les jours, mais une essence vivifiante de jeunesse et de bonheur éternels.

      «Tout droit, mademoiselle, tout droit et ne regardez pas en arrière.

      — Je n’ai pas peur,» répondit Sonia, dont les petits souliers résonnèrent sur la pierre de l’escalier, et avancèrent en craquant sur le tapis de neige, dans la direction de Nicolas, qu’elle venait d’apercevoir à deux pas devant elle. Elle courut à lui, mais ce n’était pas non plus son Nicolas de tous les jours! Qu’est-ce qui pouvait l’avoir transformé à ce point? Était-ce son costume de femme avec ses cheveux ébouriffes, ou ce sourire heureux, qui lui était si peu habituel, et qui dans ce moment rayonnait sur ses traits?

      Mais Sonia est tout autre, toute différente de ce qu’elle est d’ordinaire, et cependant c’est bien la même! Se disait de son côté Nicolas, en regardant sa jolie petite figure éclairée par un rayon de lune. Ses deux bras se glissèrent sous la pelisse qui l’enveloppait, enlacèrent sa taille, l’attirèrent à lui, et il baisa ses lèvres, sur lesquelles il sentit encore l’odeur de bouchon brûlé de sa moustache d’emprunt.

      «Sonia! Nicolas!» murmurèrent-ils tous deux, et les petites mains de Sonia étreignirent à leur tour le visage de Nicolas; puis, en entrelaçant leurs doigts, ils coururent jusqu’à la grange, et revinrent sur leurs pas, pour rentrer chacun par la porte qui les avait vus sortir.

      XII

      Natacha, qui avait tout observé, arrangea les choses de telle façon qu’au retour, elle, MmeSchoss et Dimmler se mirent dans le même traîneau, pendant que Nicolas, Sonia et les filles de service montaient dans un autre.

      Nicolas ne songeait plus à faire courir ses chevaux: ses yeux se fixaient involontairement sur Sonia, et cherchaient à découvrir, sous cette moustache noire et ces sourcils arqués, sa Sonia d’autrefois,