à cette dernière planche de salut; mais, si son fils refusait le parti qu’elle avait à lui proposer, tout espoir de relever leur fortune serait définitivement perdu. La personne qu’elle avait en vue était la fille de gens parfaitement honorables, que les Rostow connaissaient depuis son enfance, la jeune Julie Karaguine, qui, par suite de la mort de son second frère, était devenue subitement une très riche héritière.
La comtesse écrivit directement à MmeKaraguine, pour lui demander si cette union lui convenait, et en reçut une réponse des plus favorables: MmeKaraguine invitait même Nicolas à venir les voir à Moscou, afin que Julie pût se décider en toute liberté.
Nicolas avait plus d’une fois entendu sa mère exprimer devant lui, avec des larmes dans les yeux, son vif désir de le voir marier; le sort de ses deux filles étant désormais assuré, l’accomplissement de ce dernier désir adoucirait les quelques jours qui lui restaient à vivre, disait-elle, en faisant de constantes allusions à une charmante jeune fille qu’elle lui destinait.
Un jour enfin elle lui parla sans détour des vertus de Julie et lui conseilla, aux approches de Noël, d’aller passer quelque temps à Moscou. Nicolas, qui avait deviné sans peine pourquoi elle le lui conseillait, amena un jour sa mère à s’en expliquer franchement avec lui; elle ne lui cacha pas qu’elle espérait voir leur fortune relevée et redorée par son mariage avec sa chère Julie.
«Ainsi donc, maman, si j’aimais une jeune fille sans dot, vous auriez exigé le sacrifice de mon amour et de mon honneur, pour me faire faire un mariage d’argent?
— Oh non, tu ne m’as pas compris, lui répondit-elle, ne sachant comment justifier son désir. Je ne cherche que ton bonheur!» Et, sentant que ce n’était pas là son seul et véritable motif et qu’elle faisait fausse route, elle fondit en larmes.
«Ne pleurez pas, maman, dites-moi simplement que vous le désirez, et vous savez bien que je donnerais ma vie pour que vous ayez la paix, et que je sacrifierais tout, jusqu’à mon sentiment.»
Mais la comtesse ne l’entendait point ainsi; elle ne demandait pas de sacrifice, elle se serait plutôt sacrifiée elle-même, si la chose avait été possible:
«N’en parlons plus, tu ne m’as pas comprise! Dit-elle en essuyant ses larmes.
— Comment a-t-elle pu me proposer ce mariage? Pensait Nicolas. Elle croit donc que je n’aime pas Sonia, parce que Sonia est pauvre, et cependant je serais mille fois plus heureux avec elle qu’avec une poupée comme Julie!»
Il resta à la campagne; sa mère ne revint plus sur ce sujet mais, voyant, non sans douleur et sans irritation, l’intimité croissante qui s’établissait entre son fils et Sonia, elle ne pouvait s’empêcher de tourmenter Sonia à tout propos, et de lui dire «vous» et «ma chère». Parfois elle se reprochait ces continuels coups d’épingle, elle en voulait à sa pauvre petite nièce de les recevoir avec une douceur et une humilité sans égales, de lui témoigner en toute occasion un dévouement plein de reconnaissance, et d’aimer Nicolas d’un amour si fidèle et si désintéressé, qu’on ne pouvait s’empêcher de l’admirer.
On reçut à cette époque une lettre du prince André, datée de Rome; c’était la quatrième depuis son départ; il aurait été depuis longtemps en route pour la Russie, disait-il, si les chaleurs, qui avaient rouvert sa blessure, ne l’obligeaient à remettre son retour aux premiers jours de janvier. Natacha, bien qu’elle fût éprise de son fiancé, et que cet amour même eût calmé ses rêveries, ne s’en laissait pas moins aller à toutes les impressions joyeuses de la vie; mais, vers la fin du quatrième mois après leur séparation, elle tomba dans une profonde mélancolie, et s’y abandonna tout entière. Elle pleurait sur son malheureux sort, elle pleurait sur le temps qui s’écoulait ainsi sans profit pour elle, tandis qu’elle sentait dans son cœur un invincible besoin d’aimer et de se faire aimer.
Le congé de Nicolas allait expirer, et l’approche de son départ ajoutait encore à la tristesse de ce morne intérieur.
IX
Noël était venu, et, sauf la messe en grande pompe et les cérémonies religieuses, avec les ennuyeux cortèges de félicitations des voisins et de la domesticité, sauf les robes neuves qui faisaient leur apparition à cette occasion, rien n’était survenu ce jour-là de plus particulier, de plus extraordinaire, qu’un froid de vingt degrés, par un temps calme, un soleil éblouissant, et une nuit étoilée et scintillante.
Après le dîner du troisième jour des fêtes, lorsque chacun fut rentré dans son coin, l’ennui s’installa en maître dans toute la maison. Nicolas, revenu d’une tournée de visites dans le voisinage, dormait d’un profond sommeil dans le grand salon. Le vieux comte suivait son exemple dans son cabinet. Sonia, assise à une table ronde du petit salon, copiait un dessin. La comtesse faisait une patience, et Nastacia Ivanovna, le vieux bouffon à figure chagrine, assis à une fenêtre entre deux vieilles femmes, ne soufflait mot. Natacha, qui venait d’entrer, se pencha un moment au-dessus du travail de Sonia, et, s’approchant de sa mère, s’arrêta devant elle en silence:
«Pourquoi erres-tu comme une âme en peine? Que veux-tu?
— Je le veux lui, lui, … ici, … tout de suite!» répliqua Natacha, les yeux brillants, et d’une voix saccadée.
Le regard de sa mère plongea dans le sien.
«Ne me regardez pas ainsi, je vous en supplie, je vais pleurer!
— Assieds-toi là.
— Maman, il me le faut, lui! Pourquoi dois-je ainsi périr d’ennui…» Sa voix se brisa, les larmes jaillirent de ses yeux, et, quittant brusquement le salon, elle se dirigea vers la chambre des filles de service, où une vieille femme de chambre en sermonnait une jeune, qui arrivait toute haletante du dehors.
«Il y a temps pour tout, grommelait la vieille, tu t’es amusée assez longtemps!
— Laisse-la tranquille, Kondratievna, dit Natacha. Va, Mavroucha, va!»
Poursuivant sa tournée, Natacha arriva dans le vestibule. Un vieux domestique et deux jeunes laquais y jouaient aux cartes; son entrée interrompit leur jeu et ils se levèrent: «Et ceux-ci, que vais-je en faire?» se dit-elle.
«Nikita, va, je t’en prie… où pourrais-je bien l’envoyer?… Ah! Va me chercher un coq quelque part, et toi, Micha, apporte-moi de l’avoine.
— Un peu d’avoine? Demanda gaiement Micha.
— Va, va donc vite! Dit le vieux.
— Et toi, Fédor, donne-moi un morceau de craie!»
Arrivée ensuite à l’office, elle fit préparer le samovar, bien que ce ne fût pas encore l’heure du thé; elle avait envie d’exercer son pouvoir sur le sommelier Foka, l’homme le plus morose, le plus grincheux de tous leurs serviteurs. Il n’en crut pas ses oreilles et s’empressa de lui demander si c’était bien sérieux:
«Ah not’ demoiselle!» murmura Foka en faisant semblant de se fâcher.
Personne ne donnait autant de commissions aux domestiques, personne ne les envoyait de tous côtés, comme Natacha. Dès qu’elle en apercevait un, elle s’ingéniait à lui trouver de la besogne: c’était plus fort qu’elle. On aurait dit qu’elle essayait sur eux sa puissance, qu’elle tenait à voir si l’un d’eux ne s’aviserait pas un beau jour de se révolter contre sa tyrannie, et pourtant c’étaient ses ordres qu’ils exécutaient toujours avec le plus d’empressement: «Et maintenant que ferai-je? Où aller?» se dit-elle en enfilant le long corridor, où le bouffon venait à sa rencontre: «Nastacia Ivanovna qu’est-ce que je mettrai au monde?
— Toi? Des puces, des cigales et des grillons, c’est sûr!
— Mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu, se dit Natacha, toujours la même chose, toujours le même ennui, où me fourrer?» Sautant lestement de marche en marche,