León Tolstoi

Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï


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Il n’entendait pas raison et empoignait déjà le renard… alors je les ai roulés tous deux! Voici la bête proprement ficelée!… Et de cela, en veux-tu?» ajouta-t-il d’un air farouche, en tirant son couteau; il s’imaginait sans doute avoir encore affaire à son adversaire.

      Nicolas, se tournant vers Natacha et Pétia, qui venaient de le rejoindre, les pria de l’attendre pendant qu’il irait tirer l’affaire au clair.

      Le chasseur triomphant racontait à ses camarades, pleins d’une curiosité sympathique, tous les détails de son exploit.

      Ilaguine, qui était en froid et même en procès avec les Rostow, chassait précisément ce jour-là sur les terres réservées par un long usage à ces derniers, et, comme par un fait exprès, il s’était dirigé vers le bois du rendez-vous, en permettant même à son chasseur de suivre les voies de la bête que les Rostow avaient levée.

      Toujours extrême dans ses jugements et dans ses sentiments, Nicolas, qui ne l’avait jamais vu, mais qui tenait pour certains les actes de violence et d’arbitraire attribués à Ilaguine le détestait cordialement, le regardant comme son plus mortel ennemi, il se dirigeait vers lui, serrant avec colère son fouet dans sa main, prêt à en venir sans réflexion aux dernières extrémités.

      À peine avait-il tourné le bois, qu’il vit venir à sa rencontre un gros cavalier coiffé d’un bonnet garni de castor, monté sur un beau cheval noir et suivi de deux écuyers: c’était Ilaguine en personne.

      Au lieu de l’ennemi qu’il s’attendait à affronter, Nicolas trouva un voisin fort aimable, fort bien élevé et très désireux de faire sa connaissance, soulevant à demi son bonnet, Ilaguine lui exprima tous ses regrets de la querelle survenue entre leurs hommes, lui jura que son chasseur serait sévèrement puni pour avoir chassé avec une meute qui ne lui appartenait pas, et finit par lui proposer de chasser sur ses propres terres.

      Natacha, fort inquiète, et daignant que cet entretien ne prit une mauvaise tournure avait suivi son frère de loin, elle se rapprocha en voyant les saints qu’on échangeait de part et d’autre, Ilaguine, se découvrant tout à fait devant elle, se récria sur sa grâce, et assura qu’elle était la vivante image de Diane, tant par son amour de la chasse, que par sa beauté.

      Pour se faire pardonner l’infraction commise par son piqueur, il supplia instamment Rostow de venir lancer le lièvre chez lui, dans un endroit situé à une verste de là, qui, disait-il, fourmillait de lièvres. Nicolas y consentit volontiers, et l’équipage de chasse, ainsi augmenté de moitié, se mit en route.

      Il fallut couper à travers champs; les maîtres se réunirent, et chacun d’eux, étudiant à la dérobée les chiens de ses compagnons, tremblait rien qu’à l’idée d’en découvrir parmi eux de supérieurs aux siens, comme forme et comme flair.

      Rostow fut surtout frappé de la beauté d’une chienne de race pure, au corps allongé, aux muscles d’acier, au museau fin et pointu, aux yeux noirs à fleur de tête, tachetée de roux, et appartenant à Ilaguine. Il avait entendu vanter la vitesse des chiens de sa meute, et devinait dans cette belle petite chienne une rivale à sa Milka. Au milieu d’une conversation insignifiante sur les récoltes, il dit à Ilaguine, en se tournant vers lui:

      «Il me semble que vous avez là une bonne chienne?… Pleine de feu?

      — Celle-là? Oui, elle est bonne, elle chasse bien,» répondit Ilaguine du ton le plus indifférent… Et cependant, pour Erza, il avait cédé à son voisin trois familles de «dvorovy4».

      «Ainsi donc, comte, dit-il en reprenant le premier sujet de leur conversation, chez vous aussi le rendement a été assez maigre cette année?…» Puis, croyant de son devoir de lui rendre sa politesse en examinant à son tour la meute de Rostow, il aperçut Milka:

      «Mais c’est vous, comte, qui possédez une chienne superbe, celle qui a des taches noires!

      — Oui, elle n’est pas mal, elle a du train… Tu verrais bien, se dit Nicolas à part lui, tu verrais bien quelle chienne est Milka, si nous tombons sur un vieux lièvre!»… Et, se tournant vers son écuyer, il annonça qu’il donnerait un rouble de gratification à celui qui découvrirait un lièvre au gîte.

      «Je ne puis comprendre, reprit Ilaguine, la jalousie des chasseurs entre eux à propos de leurs meutes et du gibier? Quant à moi, je jouis de tout, de la promenade, d’une agréable société, comme aujourd’hui par exemple, – et il souleva de nouveau son bonnet à l’intention de Natacha, – mais compter avec envie les peaux ou les pièces tuées, ce n’est pas mon faible, vous l’avouerai-je, et je vous dirai même que cela me touche fort peu.

      — C’est parfaitement juste!

      — Qu’est-ce que cela peut me faire si mon chien n’a pas de chance… je n’en suis pas moins la chasse avec intérêt. Et puis…»

      Le cri prolongé de l’un des valets de chiens l’interrompit; debout sur une légère éminence, le fouet levé, le valet répéta son cri avec une nouvelle force: c’était le signal convenu pour dire qu’il avait devant lui le lièvre couché à quelques pas.

      «Ah! Je crois qu’il l’a levé, dit Ilaguine avec une feinte indifférence. Eh bien, allons, donnons-lui la chasse!

      — Allons-y, allons-y ensemble,» répondit Nicolas en jetant un regard de défiance sur Erza et sur Rougaï, les deux rivaux de sa Milka, qui ne s’était jamais mesurée avec eux: «Et si elle allait se couvrir de honte? Pensait-il en avançant.

      — Est-ce un vieux? Demanda Ilaguine, en sifflant à lui Erza, non sans émotion, et vous, Mikhaïl Niknorovitch? Ajouta-t-il en s’adressant au «petit oncle», qui avait l’air fort maussade.

      — Je n’irai pas me fourrer là dedans! Vos chiens…, affaire sûre, … en avant, marche!… ont été payés un village par tête et valent des milliers de roubles!… Je regarderai, pendant que les vôtres se le disputeront.

      — Rougaï! Rougaïouchka!» ajouta-t-il en mettant dans cet appel toute la tendresse et tout l’espoir que lui inspirait son favori.

      Natacha devinait et partageait l’agitation de son frère et celle que les deux vieux s’efforçaient en vain de dissimuler.

      La meute et le reste de la société avançaient sans se presser; le chasseur posté sur l’éminence n’avait pas bougé, attendant ses maîtres.

      «Où est sa tête?» lui demanda Nicolas; mais le lièvre, pressentant la gelée du lendemain, ne donna pas au chasseur le temps de répondre: il fit un bond et déboula; les chiens découplés et les lévriers descendirent en hurlant le versant de la colline, et les piqueurs à cheval partirent à fond de train, les uns pour les aider à se rabattre, les autres pour les pousser dans la direction voulue. Ilaguine, Natacha et le petit «oncle» galopaient, sans même savoir où ils allaient, tantôt à la suite des chiens, tantôt à la suite du gibier, mourant de peur de manquer la chasse. Le lièvre était vieux et agile: couchant d’abord ses oreilles pour écouter ces cris et ce piétinement de chevaux et de chiens qui l’avaient subitement entouré de partout, il fit ensuite une dizaine de sauts, laissa approcher les chiens, puis, comprenant enfin le danger, et choisissant sa voie, il dressa une oreille puis l’autre, détala à toute vitesse et se blottit dans les chaumes. À quelques pas de lui s’étendait une prairie marécageuse. Les deux chiens du chasseur qui l’avait levé avaient été les premiers à prendre sa piste, mais ils en étaient encore assez loin, lorsque Erza, la chienne rousse d’Ilaguine, les dépassa; arrivée à quelques pas du lièvre, elle sauta à son tour pour essayer de l’attraper par la queue, mais, manquant son élan, elle tomba et roula sur elle-même, pendant que le lièvre accélérait sa course, et que Milka filait sur lui comme un trait et gagnait de l’avance.

      «Miloucha, ma petite Miloucha!» et la voix triomphante de Nicolas retentit dans l’air; Milka semblait être au moment de le saisir, mais sa vitesse lui fit dépasser le but, le lièvre s’étant arrêté court! Erza la belle chienne, renouvela aussitôt son