León Tolstoi

Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï


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ne tirerais rien au clair, dans ce monde de fous.

      — Tu lui en as voulu de ne pas avoir inscrit les sept cents roubles, mais ils le sont dans le total… tu n’as pas regardé la page suivante.

      — Écoutez, mon père, c’est un voleur, un misérable, je le sais, et ce que j’ai fait est bien fait… mais, si vous le désirez, je ne lui en reparlerai plus.

      — Non, mon âme, non, je t’en supplie, occupe-toi des affaires, je suis vieux, et…» Le comte s’arrêta embarrassé; il savait mieux que personne qu’il était un mauvais administrateur, et responsable par conséquent, devant ses enfants, des fautes qu’il commettait, mais incapable de les réparer.

      «Je suis plus ignorant que vous dans tout cela; ainsi donc, mon père, pardonnez-moi si ma conduite vous a fâché… Que le diable emporte tous les paysans et l’argent et les totaux inscrits sur «les pages suivantes»! Je savais bien ce qu’autrefois signifiait «paroli à six levées»; mais, quant aux reports d’une page à une autre, je n’y comprends goutte!» Et il se jura à lui-même de ne plus se mêler de rien. Un jour cependant, sa mère lui demanda conseil; elle avait une lettre de change de deux mille roubles qu’elle avait prêtés dans le temps à Anna Mikhaïlovna. Comment agirait-il en cette circonstance?

      «C’est tout simple, lui dit Nicolas, puisque vous me permettez de vous donner mon avis. Je n’aime ni Anna Mikhaïlovna, ni Boris, mais ils ont été traités par nous en amis, et ils sont pauvres. Voilà donc ce qu’il nous reste à faire!» Et il déchira la lettre de change devant sa vieille mère, qui en sanglota de joie. À dater de ce jour, Nicolas, pour occuper ses loisirs, se passionna pour la chasse à courre, établie chez eux sur un très grand pied.

      III

      Les premières gelées blanches emprisonnaient sous leurs minces couches la terre trempée par les pluies d’automne; l’herbe foulée, tassée, tranchait en touffes d’un vert vif sur les champs ravagés par le bétail, où les chaumes brunis des grands blés d’été se mariaient avec les teintes pâles des blés du printemps, entrecoupés par les bandes rougeâtres du sarrasin. Les forêts, formant encore à la fin d’août des îlots d’une épaisse verdure, entourés de champs moissonnés et de terres noires ensemencées, s’étaient dorées et rougies, et se détachaient, en nuances vives et brillantes, sur le fond vert tendre du jeune blé qui commençait à pousser. Le lièvre changeait de pelage, les jeunes renards se dispersaient de côté et d’autre, et les louveteaux avaient dépassé la taille d’un grand chien. C’était le plus beau moment de la chasse. La meute du jeune et ardent Nemrod Rostow, quoiqu’elle fût bien entraînée, avait déjà été mise sur les dents, au point qu’il fut décidé en grand conseil qu’on lui accorderait trois jours de repos et que, le 16 septembre, on partirait en chasse en commençant par Doubrava, où l’on était sûr de trouver une portée entière de louveteaux.

      Dans la journée du 14 septembre, le froid devint vif et piquant, mais vers le soir l’air s’adoucit et il dégela; aussi lorsque, le 18 de grand matin, Nicolas, en robe de chambre, jeta un coup d’œil au dehors, il fut ravi du temps, un vrai temps de chasse; la voûte grise du ciel semblait se dissoudre, se fondre et s’abaisser graduellement; aucun souffle n’agitait l’air, seules les gouttelettes à peine visibles du brouillard tombaient sans bruit sur les branches dépouillées, y scintillaient un moment et glissaient plus bas, jusque sur les feuilles qui s’en détachaient une à une. La terre du jardin, noire comme du jais, reluisait toute mouillée et se confondait à quelques pas avec le linceul terne et humide de la brume. Nicolas sortit sur le perron ruisselant d’eau et couvert de boue: l’air lui apporta l’odeur des chiens, et cette senteur particulière aux forêts en automne, lorsque tout se flétrit et se fane. Milka, la chienne noire aux taches de feu, au large arrière-train, aux grands yeux à fleur de tête, apercevant son maître, se leva, s’étira, se coucha comme un lièvre, et, se relevant tout à coup, sauta sur lui d’un bond et lui passa la langue sur la figure, pendant qu’un lévrier, la queue relevée, accourant du parterre à fond de train, venait se frotter contre ses jambes.

      «Oh hoï!» fit en ce moment quelqu’un, avec cet inimitable cri d’encouragement du chasseur où se mêlent les notes basses et aiguës, et l’on vit surgir, de derrière l’angle de la maison, Danilo le veneur, le visage ridé, et les cheveux gris coupés à la mode des Petits-Russiens. Il tenait à la main un long fouet; ses traits exprimaient la plus parfaite indépendance et ce profond dédain pour toutes choses, qu’on ne rencontre en général que chez les chasseurs. Il ôta son bonnet tcherkesse devant son maître, en conservant la même expression dédaigneuse, qui du reste n’avait rien de blessant. Nicolas savait bien que ce grand gaillard, avec son extérieur hautain, était son homme, son chasseur à lui.

      «Eh! Danilo!» s’écria-t-il, dominé par la passion irrésistible de la chasse, par cette journée faite à plaisir, par la vue de ses chiens et de son chasseur, et sans plus songer à ses résolutions précédentes, comme l’amoureux à genoux devant l’objet aimé.

      «Qu’ordonnez-vous, Excellence?» répondit une voix de basse, une vraie voix de diacre, enrouée à force d’exciter les chiens, et deux yeux noirs et brillants se fixèrent sur le maître, redevenu silencieux: «Y résistera-t-il?» semblait dire ce regard.

      «Bonne journée, hein! Pour chasser à courre, dit Nicolas en caressant les oreilles de Milka.

      — Ouvarka est allé écouter à la pointe du jour, reprit la voix de basse après une pause; il dit qu’elle a passé dans le bois réservé d’Otradnoë, ils y ont hurlé.»

      Cela voulait dire qu’une louve, dont il avait suivi les voies, y était rentrée avec ses louveteaux; ce bois, détaché du reste du domaine, était situé à deux verstes.

      «Il faut y aller! Qu’en dis-tu? Amène-moi Ouvarka!

      — Comme il vous plaira.

      — Attends un peu, ne leur donne pas à manger.

      — Entendu!»

      Cinq minutes plus tard, Danilo et Ouvarka entraient dans le cabinet de Nicolas. Danilo était de taille moyenne, et pourtant, chose étrange, il produisait dans une chambre le même effet qu’aurait produit un cheval ou un ours au milieu des objets et des conditions de la vie domestique; il le sentait d’instinct, et, se serrant contre la porte, il s’efforçait de parler bas, de rester immobile, dans la crainte de briser quelque chose, et se hâtait de vider son sac, pour retourner au grand air et échanger le plafond qui l’oppressait contre la voûte du ciel.

      Après avoir terminé son interrogatoire et s’être bien fait répéter que la meute ne s’en trouverait que mieux (Danilo lui-même se mourait d’envie de chasser), Nicolas donna l’ordre de seller les chevaux. Au moment où le veneur quittait son cabinet, Natacha y entra vivement: elle n’était ni coiffée ni habillée, mais enveloppée seulement du grand châle de la vieille bonne.

      «Tu pars? Je le disais bien! Sonia assurait le contraire. Je m’en doutais, car il faut profiter d’une journée pareille!

      — Oui, répondit à contre-cœur Nicolas, qui avait en vue une chasse sérieuse et n’aurait voulu par suite emmener ni Pétia ni Natacha. Nous quêtons le loup, ça t’ennuiera.

      — Au contraire, et tu le sais bien: c’est très mal à toi, tu fais seller les chevaux, et tu ne nous dis rien!

      — Les Russes ne connaissent pas d’obstacles… en avant! Hurla Pétia, qui avait suivi sa sœur.

      — Mais tu sais bien aussi que maman ne te le permet pas!

      — J’irai, j’irai quand même, reprit Natacha d’un ton décidé.

      — Danilo, fais seller mon cheval, et dis à Mikaïlo d’amener ma laisse de lévriers.»

      Danilo, déjà mal à l’aise et gêné de se trouver dans une maison, fut encore plus décontenancé de recevoir des ordres de la demoiselle, et il essaya, en baissant