León Tolstoi

Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï


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que la vie n’est qu’un passage, une épreuve, et cependant nous nous y acharnons après le bonheur! Personne n’a donc compris cette vérité, se disait la princesse Marie, personne, excepté ces pauvres créatures du bon Dieu qui, la besace sur le dos, viennent à moi par l’escalier dérobé pour éviter mon père, non par crainte des mauvais traitements, mais afin de ne pas l’induire en tentation! Abandonner famille et patrie, renoncer aux biens de ce monde, ne s’attacher à rien ni à personne, errer de lieu en lieu sous un nom d’emprunt, vêtu de la bure du pèlerin, ne point faire de mal, mais prier, prier toujours pour ceux qui persécutent comme pour ceux qui protègent: voilà le vrai, voilà la vie dans sa plus haute acception!

      Parmi les femmes vouées à cette existence errante, il y en avait une qui inspirait à la princesse Marie un intérêt tout particulier. C’était une certaine Fédociouchka, petite, grêlée, âgée de cinquante ans environ, et qui depuis trente ans marchait toujours pieds nus et portait un cilice. Un soir que, à la faible lueur de la lampe des images, elle écoutait le récit des pérégrinations de sa protégée, la pensée que celle-ci avait seule trouvé la véritable voie s’empara si violemment de la princesse Marie, qu’elle résolut au fond de son cœur de suivre son exemple. Longtemps après le départ de Fédociouchka, elle resta plongée dans ses réflexions et décida, malgré l’étrangeté de cette résolution, qu’elle devait, elle aussi, vivre de cette vie. Gonflant ce désir à son confesseur, le moine Hyacinthe, elle obtint son approbation, et, prétextant un cadeau à faire l’une de ces voyageuses, elle s’offrit à elle-même le costume complet, la chemise de bure, les chaussures nattées, le caftan et le grand mouchoir de laine noire. Arrêtée devant la bienheureuse armoire qui contenait ces effets, elle se demandait souvent, avec hésitation, si le moment n’était pas déjà venu mettre son projet à exécution.

      Que de fois elle avait été tentée de tout abandonner et de s’enfuir avec ces femmes, dont les récits naïfs, répétés machinalement et à satiété, avaient le don d’exciter son enthousiasme, en lui laissant entrevoir un sens profond et mystérieux! Elle se voyait déjà cheminant avec Fédociouchka sur une route poudreuse, le bâton à la main, vêtues toutes deux de grossiers haillons, portant un petit sac sur les épaules, et traînant leur vie errante, de pèlerinage en pèlerinage, détachées de tout, ne ressentant ni envie, ni amour humain, ni désirs!

      «Je m’arrêterai, pensait-elle, je prierai, et puis, sans me permettre de m’attacher à un endroit, d’y aimer… j’irai plus loin, j’irai ainsi jusqu’à ce que mes pieds se refusent à me porter; alors je me coucherai pour mourir n’importe où, et je trouverai enfin ce refuge de paix où il n’y a ni douleur ni regrets, où règnent la joie et la béatitude éternelles!»

      Mais, à la vue de son père et de l’enfant, ses résolutions faiblissaient, et, versant en secret des larmes amères, elle s’accusait d’être une grande pécheresse et de les aimer tous deux plus que Dieu.

      CHAPITRE II

       I

       II

       III

       IV

       V

       VI

       VII

       VIII

       IX

       X

       XI

       XII

       XIII

      I

      La Bible nous apprend que le bonheur de l’homme avant sa chute consistait dans l’absence de travail. Cette même prédisposition se retrouve dans l’homme déchu, mais il ne saurait être inactif, non seulement à cause de l’anathème qui pèse sur lui et qui l’oblige à gagner son pain à la sueur de son front, mais encore par suite de l’essence même de sa nature morale. Une voix secrète l’avertit qu’il devient coupable en s’abandonnant à la paresse, et cependant s’il pouvait, en restant oisif, être utile et remplir son devoir, il jouirait certainement de l’une des conditions du bonheur primitif. C’est cependant ainsi que toute une classe de la société, celle des militaires, vit dans une oisiveté relative, qui leur est d’autant plus permise qu’elle leur est imposée, et qui a toujours été pour eux le grand attrait du service.

      Depuis l’année 1807, Nicolas Rostow en savourait toutes les jouissances dans le même régiment, et commandait l’escadron que Denissow lui avait passé.

      Il était devenu un bon garçon, avec les formes un peu rudes, que ses connaissances de Moscou auraient peut-être trouvées «mauvais genre»; mais, estimé et aimé comme il l’était de ses camarades, de ses inférieurs et de ses chefs, son sort le satisfaisait pleinement. Seules les fréquentes lettres qu’il avait reçues en dernier lieu de sa mère, des lettres pleines de doléances sur l’état précaire des finances de la famille, où elle l’engageait à revenir faire la joie de ses vieux parents, troublaient sa quiétude habituelle.

      Il pressentait avec terreur qu’on voulait l’arracher à ce milieu où, à l’abri de tous les soucis de l’existence, il vivait si doucement et si tranquillement; il pressentait que, tôt ou tard, il serait forcé de rentrer dans ce dédale d’affaires embrouillées, de comptes à réviser, de querelles, d’intrigues, de rapports avec le monde extérieur, auquel se joignaient encore l’amour de Sonia et la promesse qu’il lui avait faite. Tout cela l’effrayait; c’était confus, enchevêtré, difficile, et rendait ses réponses, qui commençaient par: «Ma chère maman,» et se terminaient par les mots consacrés: «Votre obéissant fils,» froides et muettes sur ses intentions. En 1810, on lui apprit que Natacha était fiancée à Bolkonsky, et que le mariage, n’ayant pas encore obtenu l’approbation du vieux prince, était remis à un an. Cette nouvelle chagrina Rostow; il voyait avec peine Natacha quitter le nid paternel, car elle était sa préférée, et il regrettait vivement, à son point de vue de hussard, de n’avoir pas été là pour donner à entendre à Bolkonsky que cette alliance n’était pas déjà un si grand honneur, et que, si son amour était sincère, il devait pouvoir se passer du consentement de son maniaque de père. Demanderait-il un congé pour revoir Natacha? Il hésita, car c’était l’époque des manœuvres, et la perspective peu rassurante des complications qui l’attendaient le décida à rester; mais, dans le courant du printemps, il reçut une nouvelle lettre de sa mère, une lettre écrite à l’insu de son mari, dans laquelle elle le suppliait de les rejoindre: leur état de fortune exigeait qu’il s’en occupât, autrement tout serait vendu à l’encan, et on se trouverait sur la paille! Le comte, par bonté et par faiblesse, avait une confiance absolue en Mitenka, qui le trompait comme les autres, si bien que tout s’en allait à la dérive: «Au nom du ciel, viens à notre secours sans plus tarder, si tu tiens à mettre un terme à notre malheureuse situation.»

      Cette lettre eut le résultat désiré: Nicolas comprit, avec le bon sens des intelligences moyennes, qu’il n’y avait plus à