León Tolstoi

Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï


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été tenue sur un grand pied, ne s’en occupait plus depuis qu’il l’avait remise entre les mains de son fils; mais ce jour-là, 18 septembre, se sentant de bonne humeur, il se décida à y prendre part.

      L’équipage de chasse et les chasseurs se trouvèrent bientôt réunis devant le perron. Nicolas, l’air soucieux et préoccupé, passa devant Pétia et Natacha, sans faire attention à ce qu’ils lui disaient… Pouvait-on, en cet instant solennel, penser à des futilités? Il examina tout en détail, envoya en avant les chasseurs et la meute, enfourcha son alezan Donetz, et, sifflant à lui sa laisse de chiens, il franchit l’enclos, pour se diriger à travers champs vers le bois d’Otradnoë. Un domestique d’écurie menait par la bride une jument bai brun, à crinière blanche, appelée Viflianka: c’était la monture du vieux comte, qui devait se rendre en droschki au rendez-vous indiqué.

      Cinquante-quatre chiens courants, quarante lévriers et plusieurs chiens en laisse, accompagnés de six veneurs et d’un grand nombre de valets de chiens, formaient un total de cent trente chiens et de vingt chasseurs à cheval. Chaque chien connaissait son maître et répondait à son nom; chaque chasseur savait d’avance ce qu’il avait à faire et l’endroit où il devait se poster.

      Dès que les cavaliers eurent dépassé l’enceinte, ils débouchèrent en silence sur la grande route et s’engagèrent sur les prairies, dont leurs chevaux foulaient sans bruit le tapis moelleux et faisaient jaillir sous leurs sabots l’eau des flaques des sentiers de traverse. Le ciel brumeux s’abaissait toujours imperceptiblement; dans l’air calme et pur retentissaient parfois le sifflet d’un chasseur, le hennissement d’un cheval, le claquement d’un long fouet et le cri plaintif d’un chien flâneur qu’un valet rappelait à son devoir.

      À une verste de distance, cinq autres chasseurs, à cheval, émergèrent tout à coup du brouillard avec leurs chiens et se joignirent aux premiers: ils avaient à leur tête un beau vieillard, de belle prestance, portant une longue et épaisse moustache grise.

      «Bonjour, petit oncle, lui dit Nicolas.

      — Affaire sûre!… en avant, marche! Je le savais bien, répondit le nouveau venu, petit propriétaire voisin des Rostow et quelque peu leur parent; je disais bien que tu n’y tiendrais pas, et tu as eu raison, morbleu! Affaire sûre!… en avant, marche! Dit-il en répétant son expression favorite. Empare-toi du bois sans retard, car mon Guirtchik m’a annoncé que les Ilaguine sont en chasse du côté de Korniki, et alors il se pourrait bien faire qu’ils t’enlevassent toute la portée sous le nez… Affaire sûre! En avant, marche!

      — J’y vais tout droit; faut-il assembler les meutes?» lui demanda Nicolas.

      L’ordre en fut donné, et les deux cavaliers s’avancèrent côte à côte. Natacha, enveloppée dans son châle, qui laissait à peine entrevoir ses yeux brillants et sa figure animée, les rejoignit bientôt, suivie de Pétia, de Mikaïlo, le chasseur, et d’un valet d’écurie qui remplissait auprès d’elle les fonctions de garde du corps. Pétia riait sans rime ni raison et agaçait sa monture par de légers coups de cravache. Natacha, gracieuse et ferme en selle, modérait d’une main assurée l’ardeur de son arabe, à la robe noire et lustrée.

      Le «petit oncle» lança de côté un regard mécontent sur la jeunesse, car la chasse au loup était une entreprise sérieuse, qui ne comportait aucune espièglerie.

      «Bonjour, petit oncle! Nous sommes des vôtres, s’écria Pétia.

      — Bonjour, bonjour, n’écrasez pas les chiens, répliqua sévèrement le vieux.

      — Nicolas, quel trésor de bête que Trounila! Il m’a reconnue, dit à son tour Natacha, qui faisait des signes à son chien favori.

      — D’abord Trounila n’est pas une bête, mais un chien de chasse,» répliqua Nicolas, en jetant à sa sœur un regard destiné à lui faire comprendre sa supériorité et la distance qu’il y avait entre eux deux. Elle comprit.

      «Nous ne vous gênerons pas, petit oncle, reprit-elle, nous ne gênerons personne, nous resterons à nos places, sans bouger!

      — Et ce sera parfait, petite comtesse; seulement attention, n’allez pas tomber de cheval, car alors, affaire sûre!… en avant, marche!… pas moyen de se rattraper!»

      On n’était plus qu’à cent sagènes1 du petit bois; Rostow et le «petit oncle» ayant décidé de quel côté on devait lancer la meute, le premier indiqua à Natacha sa place, où, par parenthèse, il était à présumer qu’elle ne verrait rien passer, et poussa plus loin, au delà du ravin.

      «Attention, petit neveu, c’est une louve mère! Ne va pas la laisser échapper!

      — On verra! Répondit Rostow… Hé, Karaë!» dit-il en s’adressant à un vieux chien, à poil roux, que l’âge avait rendu fort laid, mais qui était connu pour se jeter à lui tout seul sur une louve.

      Le vieux comte connaissait par expérience l’ardeur que son fils apportait à la chasse; aussi se dépêchait-il d’arriver, et l’on avait à peine eu le temps de placer chacun à son poste, que le droschki, attelé de deux chevaux noirs et roulant sans secousse à travers la plaine, déposa le comte Ilia Andréïévitch à l’endroit qu’il s’était assigné à l’avance. Son teint était vermeil, son humeur joyeuse; ramenant sur lui son manteau fourré, et prenant son fusil et ses munitions des mains de son chasseur, il se hissa lourdement en selle sur sa bonne et vieille Viflianka, en donnant l’ordre au droschki de retourner au château. Sans être un chasseur enragé, il observait cependant toutes les lois de la chasse, et, se plaçant sur la lisière même du bois, il rassembla les rênes dans sa main gauche, se mit bien d’aplomb, et, ses préparatifs une fois achevés, regarda autour de lui en souriant… il était prêt!

      Il avait à ses côtés son valet de chambre, Sémione Tchekmar, bon cavalier, mais alourdi par l’âge, qui tenait en laisse trois grands lévriers gris à long poil (d’une race particulière à la Russie et spécialement destinés à chasser le loup), intelligents mais vieux, qui se reposaient à ses pieds. À cent pas plus loin se tenait l’écuyer du comte, Mitka, hardi cavalier et chasseur endiablé. Le comte, fidèle à ses habitudes, avala une «tcharka2» d’excellente et véritable eau-de-vie de chasseur, et mangea un petit morceau de viande, qu’il arrosa encore d’une demi-bouteille de son bordeaux favori. Le vin et la course lui donnèrent des couleurs, ses yeux s’animèrent, et, emmailloté dans sa bonne et chaude fourrure, il ressemblait à un enfant que l’on mène promener.

      Tchekmar, maigre, les joues creuses, ayant aussi terminé sa besogne, examina son maître, avec lequel il ne faisait qu’une âme depuis trente ans, et, le voyant d’humeur si agréable, se prépara à entamer avec lui une conversation aussi agréable que son humeur. Un troisième personnage à cheval, un vieillard à barbe blanche, en cafetan de femme, portant une coiffure très élevée, s’approcha d’eux sans bruit et s’arrêta un peu en arrière du comte, c’était le bouffon Nastacia Ivanovna.

      «Eh bien, Nastacia Ivanovna, lui dit tout bas le comte en clignant de l’œil, prends garde; si tu as le malheur d’effrayer la bête, tu auras affaire à Danilo.

      — J’ai, moi aussi, bec et ongles, répliqua Nastacia Ivanovna.

      — Chut, chut!» fit le comte.

      Et, se tournant vers Sémione, il ajouta:

      «As-tu vu Nathalie Ilinischna?… où est-elle?

      — Elle est avec son frère près des halliers de Yarow, voilà un plaisir pour elle, et c’est une demoiselle pourtant!

      — N’est-ce pas étonnant de la voir à cheval, Sémione, hein? Comme elle monte, on dirait un homme!

      — Comment ne pas s’en étonner?… Peur de rien, et si ferme en selle!

      — Et Nicolas, où est-il?

      — Au-dessus de Liadow… Pas de danger, il connaît les bons endroits, et quel cavalier! Nous nous en émerveillons parfois avec Danilo,