León Tolstoi

Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï


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monde de la magie. «Sonia, n’as-tu pas froid?

      — Non, et toi?» répondit-elle.

      Nicolas arrêta sa troïka à moitié route, et, confiant les rênes à son cocher, courut vers le traîneau de Natacha:

      «Écoute, lui dit-il tout bas et en français, je me suis décidé à tout dire à Sonia!

      — Tu lui as tout dit? S’écria Natacha rayonnante de joie.

      — Ah! Natacha, quelle étrange figure te fait cette moustache… Es-tu contente?

      — Comment, contente?… mais j’en suis ravie… Je n’en disais rien, sais-tu? Mais je t’en voulais beaucoup!… c’est un cœur d’or que le sien. Moi, je suis souvent mauvaise, aussi me faisais-je scrupule à présent d’être heureuse toute seule. Va, va la rejoindre.

      — Non, attends un moment? Dieu, que tu es drôle ainsi!» répéta-t-il en l’examinant curieusement et en découvrant aussi dans ses traits une expression inusitée, une tendresse émue qui le frappa:

      «Natacha, n’y a-t-il pas de la magie là dedans, hein?

      — Oui, tu as très bien fait, va.»

      «Si j’avais vu Natacha telle que je la vois dans ce moment, se disait-il, je lui aurais demandé conseil, et je lui aurais obéi, quoi qu’elle m’eût ordonné… et tout aurait bien marché!…»

      «Ainsi donc tu es contente?… Ai-je bien agi?

      — Oui, mille fois oui! Je me suis fâchée avec maman l’autre jour à cause de toi. Maman soutenait que Sonia te courait après… et je ne permettrai à personne, non seulement de dire, mais de penser du mal d’elle, car c’est la bonté et la droiture mêmes!

      — Eh bien, tant mieux!…» Et Nicolas, sautant à terre, regagna en quelques enjambées son traîneau, où le même petit Tcherkesse de tout à l’heure le reçut en souriant de dessous son capuchon de zibeline… et ce Tcherkesse était Sonia, et Sonia, sans aucun doute, allait devenir sa femme chérie!

      Les jeunes filles passèrent, en rentrant, chez la comtesse pour lui rendre compte de leur excursion, et se retirèrent ensuite dans leur chambre. Tout en conservant leurs moustaches, elles se déshabillèrent et bavardèrent longtemps: elles ne tarissaient pas sur leur mutuel bonheur, sur leur avenir, sur l’amitié qui lierait leurs maris:

      «Mais quand cela arrivera-t-il? J’ai si grand’peur qu’il n’en soit rien, dit Natacha, en s’approchant de sa table où étaient posés deux miroirs.

      — Eh bien, assieds-toi, Natacha, et regarde dans la glace, tu le verras peut-être.» Natacha s’assit après avoir allumé deux bougies qu’elle plaça de chaque côté. «Je vois bien une paire de moustaches, dit-elle en riant.

      — Il ne faut pas rire, mademoiselle,» répliqua Douniacha. Natacha se remit enfin à fixer, sans broncher, ses yeux sur la glace; elle prit un air recueilli, se tut et resta longtemps à attendre et à se demander ce qu’elle allait voir. Serait-ce un cercueil ou serait-ce le prince André, qui lui apparaîtrait tout à coup sur cette plaque miroitante et confuse; car ses yeux fatigués ne distinguaient plus qu’avec peine la lumière vacillante des bougies? Mais, malgré toute sa bonne volonté, elle ne voyait rien: aucune tache ne dessinait soit l’image d’un cercueil, soit celle d’une forme humaine. Elle se leva.

      «Pourquoi les autres voient-ils, et moi rien, jamais rien! Mets-toi à ma place, Sonia; il le faut pour toi et pour moi aussi… car j’ai si grand’peur, si tu savais!»

      Sonia s’assit et fixa à son tour ses yeux sur la glace.

      «Sofia Alexandrovna verra bien certainement, dit Douniacha tout bas, mais vous, vous riez toujours!»

      Sonia entendit cette réflexion et la réponse murmurée par Natacha:

      «Oui, elle verra, c’est sûr! L’année dernière, elle a vu.» Trois minutes s’écoulèrent au milieu du plus profond silence.

      «Elle verra, c’est sûr,» répéta Natacha en tremblant.

      Sonia fit un mouvement en arrière, se couvrit la figure d’une main, et s’écria:

      «Natacha!

      — Tu as vu? Qu’as-tu vu?» Et Natacha se précipita pour soutenir la glace.

      Sonia n’avait rien vu, ses yeux commençaient à se troubler et elle allait se lever, lorsque le «c’est sûr» de Natacha l’arrêta; elle ne voulait point tromper leur attente, mais rien n’est fatigant comme de rester ainsi immobile. Aussi ne put-elle jamais s’expliquer pourquoi elle avait crié, et pourquoi elle s’était caché la figure dans les mains. «Tu l’as vu, lui? Demanda Natacha.

      — Oui, mais attends: je l’ai vu, lui!» répondit Sonia, ne sachant trop à qui ce lui devait se rapporter, si c’était à Nicolas ou au prince André: «Pourquoi ne pas leur raconter que j’ai vu, cela arrive bien à d’autres, et personne ne pourra me démentir.» – Oui, je l’ai vu, poursuivit-elle.

      — Comment l’as-tu vu, couché ou debout?

      — Je l’ai vu, il n’y avait rien d’abord, et tout à coup je l’ai vu couché.

      — André couché? Il est donc malade?… et Natacha arrêta sur Sonia un regard effaré.

      — Mais non, pas du tout, il semblait au contraire fort gai, répondit-elle en finissant par croire à ses propres inventions.

      — Et après, Sonia, après?

      — J’ai vu ensuite quelque chose de vague, de rouge, de bleu…

      — Quand reviendra-t-il, Sonia? Quand le reverrai-je? Mon Dieu, que j’ai peur pour lui! Pour moi, j’ai peur de tout!…» Et, sans répondre aux consolations que lui prodiguait Sonia, Natacha se glissa dans son lit, et, longtemps après qu’elle eut éteint la lumière, elle resta immobile et rêveuse, les yeux fixés sur les rayons de la lune qui pénétraient à travers les vitres gelées des fenêtres.

      XIII

      Quelque temps après les fêtes, Nicolas avoua à sa mère son amour pour Sonia et sa ferme résolution de l’épouser. La comtesse, qui avait l’œil sur eux depuis longtemps, s’attendait à cette confidence; elle l’écouta en silence jusqu’au bout et lui annonça à son tour qu’il était libre de se marier comme bon lui semblerait, mais que ni elle, ni son père, ne donneraient leur consentement à ce mariage. Nicolas, atterré, sentit pour la première fois que sa mère, malgré l’affection qu’elle lui avait toujours témoignée, était sérieusement fâchée contre lui, et ne reviendrait pas sur sa décision. Elle fit venir son mari, et essaya de lui communiquer avec calme la confidence de son fils, mais la colère prit bientôt le dessus et elle sortit en sanglotant de dépit. Le vieux comte engagea Nicolas avec une certaine hésitation à renoncer à son projet, mais celui-ci lui répondit que sa parole était engagée; son père, fort troublé par cette déclaration formelle, poussa un long soupir, changea de conversation, et le quitta bientôt après, pour aller retrouver sa femme. Comme il se sentait responsable envers lui du mauvais état de sa fortune, il ne pouvait, au fond, lui en vouloir de refuser un riche parti, et de préférer Sonia sans dot, Sonia qui aurait été la perle des femmes, si, par la faute de Mitenka et de leurs ruineuses habitudes, ils n’avaient dilapidé cette belle fortune.

      Un calme de quelques jours suivit cette scène, mais un matin la comtesse appela chez elle Sonia, l’accusa d’ingratitude, et lui reprocha, avec une dureté qu’elle ne lui avait jamais témoignée, de faire des avances à son fils. Sonia, les yeux baissés, écoutait sans mot dire ces injustes paroles, et ne pouvait comprendre ce qu’on exigeait d’elle; elle qui se sentait prête à tous les sacrifices pour ceux qu’elle regardait comme ses bienfaiteurs: rien ne lui paraissait plus simple que de se dévouer pour eux, mais dans le cas présent elle ne voyait plus comment elle devait agir.