León Tolstoi

Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï


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et il en avait conclu que le génie militaire n’était qu’un mot de convention. Ces pensées, encore indécises dans son esprit, venaient de recevoir, pendant ces débats, une confirmation éclatante, et elles étaient devenues pour lui une vérité sans réplique: «Comment existerait-il une théorie et une science là où les conditions et les circonstances restent inconnues et où les forces agissantes ne sauraient être déterminées avec précision? Quelqu’un peut-il deviner quelle sera la position de notre armée et celle de l’ennemi dans vingt-quatre heures d’ici? N’est-il pas arrivé maintes fois, grâce à un cerveau brûlé bien résolu, à 5000 hommes de résister à 30!000 combattants, comme dans le temps à Schöngraben, et à une armée de 80000 hommes de se débander et de prendre la fuite devant 8000, comme à Austerlitz; et cela parce qu’il avait plu à un seul poltron de crier: «Nous sommes coupés!» Où peut donc être la science là où tout est vague, où tout dépend de circonstances innombrables, dont la valeur ne saurait être calculée en vue d’une certaine minute, puisque l’instant précis de cette minute est inconnu? Armfeld soutient que nos communications sont coupées, Paulucci assure que nous avons placé l’ennemi entre deux feux, Michaud démontre que le défaut du camp de Drissa est d’avoir la rivière derrière nous, tandis que Pfuhl prouve que c’est là ce qui fait sa force! Toll propose son plan, Armfeld le sien; l’un et l’autre sont également bons et également mauvais, car leurs avantages respectifs ne pourront être appréciés qu’au moment même où les événements s’accompliront! Tous parlent des génies militaires. En est-ce donc un celui qui sait approvisionner à temps son armée de biscuits, et qui envoie les uns à gauche, les autres à droite? Non. On ne les qualifie ainsi de «génies» que parce qu’ils ont l’éclat et le pouvoir, et qu’une foule de pieds-plats à genoux comme toujours devant la puissance leur prêtent les qualités qui ne sont pas celles du génie véritable. Mais c’est tout l’opposé! Les bons généraux que j’ai connus étaient bêtes et distraits, Bagration par exemple, et Napoléon cependant l’a proclamé le meilleur de tous!… Et Bonaparte lui-même? N’ai-je pas observé à Austerlitz l’expression suffisante et vaniteuse de sa physionomie? Un bon capitaine n’a besoin ni d’être un génie, ni de posséder des qualités extraordinaires: tout au contraire, les côtés les plus élevés et les plus nobles de l’homme, tels que l’amour, la poésie, la tendresse, le doute investigateur et philosophique, doivent le laisser complètement indifférent. Il doit être borné, convaincu de l’importance de sa besogne, ce qui est indispensable, car autrement il manquerait de patience, se tenir en dehors de toute affection, n’avoir aucune pitié, ne jamais réfléchir, ni se demander jamais où est le juste et l’injuste…, alors seulement il sera parfait. Le succès ne dépend pas de lui, mais du soldat qui crie: «Nous sommes perdus!» ou de celui qui crie: «Hourra!…» Et c’est là dans les rangs, là seulement, que l’on peut servir avec la conviction d’être utile!»

      Le prince André se laissait aller à ces réflexions, lorsqu’il en fut brusquement tiré par la voix de Paulucci: le conseil se séparait.

      Le lendemain, à la revue, l’Empereur lui demanda où il désirait servir, et le prince André se perdit à tout jamais dans l’opinion du monde de la cour en se bornant tout simplement à désigner l’armée active, au lieu de solliciter un emploi auprès de Sa Majesté.

      XII

      Nicolas Rostow reçut, un peu avant l’ouverture de la campagne, une lettre de ses parents; ils l’informaient, en quelques mots, de la maladie de Natacha et de la rupture de son mariage, «qu’elle-même avait rompu,» disaient-ils; ils l’engageaient de nouveau à quitter le service et à revenir auprès d’eux. Il leur exprima dans sa réponse tous les regrets que lui causaient la maladie et le mariage manqué de sa sœur, les assura qu’il ferait son possible pour réaliser leur souhait, mais se garda bien de demander un congé.

      «Amie adorée de mon âme, écrivit-il en particulier à Sonia, l’honneur seul m’empêche de retourner auprès des miens, car aujourd’hui, à la veille de la guerre, je me croirais déshonoré non seulement aux yeux de mes camarades, mais aux miens propres, si je préférais mon bonheur à mon devoir et à mon dévouement pour la patrie. Ce sera, crois-le bien, notre dernière séparation! La campagne à peine finie, si je suis en vie et toujours aimé, je quitterai tout, et je volerai vers toi, pour te serrer à tout jamais sur mon cœur ardent et passionné!»

      Il disait vrai. La guerre seule empêchait son retour et son mariage. L’automne d’Otradnoë avec ses chasses, l’hiver avec ses plaisirs de carnaval, et son amour pour Sonia lui avaient fait entrevoir une série de joies paisibles et de jours tranquilles qu’il avait ignorés jusque-là, et dont la douce perspective l’attirait plus que jamais: «Une femme parfaite, des enfants, une excellente meute de chiens courants, dix à douze laisses de lévriers rapides, le bien à administrer, les voisins à recevoir, et une part active dans les fonctions dévolues à la noblesse: voilà une bonne existence, se disait-il!» Mais il n’y avait pas à y songer: la guerre lui commandait de rester au régiment, et son caractère était ainsi fait, qu’il se soumit à cette nécessité sans en éprouver le moindre ennui, et pleinement satisfait de la vie qu’il menait et qu’il avait su se rendre agréable.

      Reçu avec joie par ses camarades à l’expiration de son congé, on l’envoya acheter des chevaux pour la remonte, et en amena d’excellents de la Petite-Russie; on en fut enchanté, et ils lui valurent force compliments de la part de ses chefs. Nommé capitaine pendant cette courte absence, il fut appelé, lorsque le régiment se prépara à entrer en campagne, à commander son ancien escadron.

      La campagne s’ouvrit, les appointements furent doublés; le régiment, envoyé en Pologne, vit arriver de nouveaux officiers, de nouveaux soldats, de nouveaux chevaux, et il y régna cette joyeuse animation qui se manifeste toujours au début de toute guerre. Rostow, qui savait apprécier les avantages de sa position, s’adonna tout entier aux plaisirs et aux devoirs de son service, bien qu’il sût parfaitement qu’un jour viendrait où il le quitterait.

      Les troupes quittèrent Vilna, par suite d’une foule de raisons politiques, de raisons d’État, et d’autres motifs, et chaque pas qu’elles faisaient en arrière donnait lieu, au sein de l’état-major, à de nouvelles complications d’intérêts, de combinaisons et de passions de toute sorte.

      Quant aux hussards de Pavlograd, ils firent cette retraite par la plus belle des saisons, avec des vivres en abondance, et toute la facilité et l’agrément d’une partie de plaisir. Se désespérer, se décourager, et surtout intriguer, était le fait du quartier général, mais à l’armée on ne s’inquiétait pas de savoir où on allait et pourquoi on marchait. Les regrets causés par la retraite ne s’adressaient qu’au logement où l’on avait gaiement vécu, et à la jolie Polonaise qu’on abandonnait. S’il arrivait par hasard à un officier de penser que l’avenir ne promettait rien de bon, il s’empressait aussitôt, comme il convient à un vrai militaire, d’écarter cette crainte, de reprendre sa gaieté, et de reporter toute son attention sur ses occupations immédiates, afin d’oublier la situation générale. On campa d’abord aux environs de Vilna: on s’y amusa en compagnie des propriétaires polonais avec qui on avait noué connaissance, et en se préparant constamment à des revues passées par l’Empereur ou par d’autres chefs militaires. On reçut l’ordre de se replier jusqu’à Sventziany, et de détruire les vivres qu’on ne pouvait emporter. Les hussards n’avaient point oublié cet endroit, qui, pendant leur dernier séjour, avait été baptisé par l’armée du nom de «Camp des ivrognes». La conduite des troupes, qui, en réquisitionnant l’approvisionnement nécessaire, prenaient où elles pouvaient des chevaux, des voitures, des tapis, et tout ce qui leur tombait sous la main, y avait soulevé de nombreuses plaintes. Rostow se souvenait fort bien de Sventziany pour y avoir mis à pied le maréchal des logis le jour même de leur arrivée, et n’avoir pu venir à bout des hommes de son escadron, soûls comme des grives parce qu’ils avaient, à son insu, emporté avec eux cinq tonnes de vieille bière! De Sventziany, la retraite se continua jusqu’à la Drissa, et de la Drissa encore plus loin, en se rapprochant des frontières russes.