conseiller, vu la haute estime que lui valaient ses qualités; grâce à son assurance, et à la conviction qu’il avait de ses propres mérites, Armfeld, le haineux ennemi de Napoléon, était très écouté par Alexandre; Paulucci faisait partie de la phalange, parce qu’il était hardi et décidé; les aides de camp généraux, parce qu’ils suivaient l’Empereur partout, et enfin Pfuhl, parce qu’après avoir imaginé et fait le plan de campagne, il était parvenu à le faire accepter comme parfait dans son ensemble. C’était ce dernier en réalité qui menait la guerre. Woltzogen attaché à sa personne, plein d’amour-propre, de confiance en lui-même, et d’un mépris absolu pour toutes choses, n’était qu’un théoricien de cabinet, chargé de revêtir les idées de Pfuhl d’une forme plus élégante.
En dehors de tous ces hauts personnages, il y avait encore une quantité d’individus en sous-ordre, russes et étrangers, dépendant de leurs chefs respectifs: les étrangers se faisaient remarquer surtout par la témérité et la variété de leurs combinaisons militaires, conséquence toute naturelle du fait de servir dans un pays qui n’était pas le leur.
Au milieu du courant d’opinions si diverses qui agitait ce monde brillant et orgueilleux, le prince André ne tarda pas à constater l’existence de plusieurs partis qui se détachaient visiblement de la masse.
Le premier se composait de Pfuhl et de ses adhérents, les théoriciens de l’art de la guerre, ceux qui croyaient à l’existence de ses lois immuables, aux lois des mouvements obliques et des mouvements de flanc; ceux-là voulaient que, conformément à cette prétendue théorie, on se repliât dans l’intérieur du pays, et considéraient la moindre infraction à ces règles fictives, comme une preuve de barbarie, d’ignorance et même de malveillance. Ce parti comprenait les princes allemands, les Allemands en général, Woltzogen, Wintzingerode, et plusieurs autres encore.
Le second parti, le parti adverse, tombait, comme il arrive souvent, dans l’extrême opposé, en demandant à marcher sur la Pologne, et à ne pas suivre un plan déterminé à l’avance: audacieux et entreprenant, il représentait la nationalité du pays, et n’en était par suite que plus exclusif dans la discussion. Parmi les Russes qui commençaient à s’élever, il y avait Bagration et Ermolow: il avait, dit-on, demandé un jour à l’Empereur la faveur d’être promu au grade d’«Allemand»! Ce parti ne cessait de répéter, en se souvenant des paroles de Souvorow, qu’il était inutile de raisonner et de piquer des épingles sur les cartes, qu’il fallait se battre, mettre l’ennemi en déroute, ne pas le laisser pénétrer en Russie, et ne pas donner à l’armée le temps de se démoraliser.
Le troisième parti, celui qui inspirait le plus de confiance à l’Empereur, était composé de courtisans, médiateurs entre les deux premiers, peu militaires pour la plupart, qui pensaient et disaient ce que pensent et disent d’habitude ceux qui, n’ayant point de conviction arrêtée, tiennent cependant à ne pas le laisser paraître. Ils prétendaient donc que la guerre contre un génie comme Bonaparte (il était redevenu Bonaparte pour eux) exigeait sans aucun doute de savantes combinaisons, de profondes connaissances dans l’art de la guerre; que Pfuhl y était certainement passé maître, mais que l’étroitesse de son jugement, ce défaut habituel des théoriciens, s’opposait à ce qu’on eût en lui une confiance absolue: qu’il fallait par conséquent tenir compte aussi de l’opinion de ses adversaires, des gens du métier, des gens d’action, dont l’expérience était certaine, afin de réunir les avis les plus sages, pour s’en tenir à un juste milieu. Ils insistaient sur la nécessité de conserver le camp de Drissa, d’après le plan de Pfuhl, en changeant toutefois les dispositions relatives aux deux autres armées. De cette façon, il est vrai, on n’atteignait aucun des deux buts proposés, mais les personnes de ce parti, auquel appartenait également Araktchéïew, pensaient que c’était là encore la meilleure des combinaisons.
Le quatrième courant d’opinion avait à sa tête le grand-duc césarévitch, qui ne pouvait oublier son désappointement à Austerlitz, lorsque, se préparant, en tenue de parade, à s’élancer sur les Français à la tête de la garde, et à les écraser, il s’était trouvé par surprise en première ligne devant le feu ennemi, et n’avait pu se retirer de la mêlée qu’au prix des plus grands efforts. La franchise de ses appréciations et de celles de son entourage était à la fois un défaut et une qualité: redoutant Napoléon et sa force, ils ne voyaient chez eux et autour d’eux qu’impuissance et faiblesse, et le répétaient hautement: «Il ne résultera de tout cela, disaient-ils, que le malheur, la honte et la défaite! Nous avons abandonné Vilna, puis Vitebsk, voici maintenant que nous allons abandonner aussi la Drissa, … Il ne nous reste qu’une chose raisonnable à faire: conclure la paix le plus tôt possible, avant d’être chassés de Pétersbourg!»
Cette opinion trouvait de l’écho dans les hautes sphères de l’armée, dans la capitale, et chez le chancelier comte Roumiantzow, partisan déclaré de la paix, pour d’autres raisons d’État.
Le cinquième parti soutenait Barclay de Tolly, tout simplement parce qu’il était ministre de la guerre et général en chef: «On a beau dire, assurait-on de ce côté, c’est, malgré tout, un homme honnête et capable… de meilleur, il n’y en a pas… La guerre n’étant possible qu’avec une unité de pouvoir, donnez-lui un pouvoir véritable, et vous verrez qu’il fera ses preuves, comme il les a faites en Finlande. Si nous avons encore une armée bien organisée, une armée qui s’est repliée jusqu’à la Drissa sans subir de défaite, c’est à lui que nous en sommes redevables; tout serait perdu si l’on nommait Bennigsen à sa place, car il a démontré en 1807 son incapacité.»
Le sixième groupe, au contraire, portait haut Bennigsen; personne, à son avis, n’était plus actif, plus entendu que Bennigsen, et l’on serait bien obligé de l’employer: «La preuve, ajoutait-on, c’est que notre retraite de la Drissa n’était qu’une série ininterrompue de fautes et d’insuccès… et plus il y en aura, mieux cela vaudra: on comprendra alors qu’il est impossible de continuer. Ce n’est pas un Barclay qu’il nous faut, c’est un Bennigsen, un Bennigsen qui s’est distingué en 1807, à qui Napoléon lui-même a rendu justice, et aux ordres duquel on se soumettrait volontiers.»
La septième catégorie comprenait un assez grand nombre de personnes, comme il s’en rencontre toujours auprès d’un jeune empereur, des généraux et des aides de camp, passionnément attachés à l’homme plutôt qu’au Souverain, l’adorant avec sincérité et désintéressement, comme l’avait adoré Rostow en 1808, et ne voyant en lui que qualités et vertus. Ceux-ci exaltaient sa modestie qui se refusait à prendre en mains le commandement de l’armée, tout en le blâmant de cette défiance exagérée: «Il devait, disaient-ils, se mettre franchement à la tête des troupes, former auprès de sa personne l’état-major du commandant en chef, prendre conseil des théoriciens aussi bien que des praticiens expérimentés, et conduire lui-même au combat ses soldats, que sa seule présence exalterait jusqu’au délire!»
Le huitième parti, le plus nombreux, dans la proportion de 99 à 1 par rapport aux précédents, se composait de ceux qui ne désiraient particulièrement ni la paix ni la guerre: faire un mouvement offensif, rester dans un camp retranché sur la Drissa ou ailleurs, leur était aussi indifférent que de se voir commandés par l’Empereur en personne, par Barclay de Tolly, par Pfuhl ou par Bennigsen; leur but unique et essentiel était d’attraper au vol le plus, d’avantages et d’amusements possible. Se mettre, en avant, se faire valoir dans ce bas-fond d’intrigues ténébreuses et enchevêtrées qui s’agitaient au quartier impérial, leur était plus facile qu’ailleurs en temps de paix. L’un, pour ne pas perdre sa position, soutenait Pfuhl aujourd’hui, devenait son adversaire le lendemain, et, le jour suivant, assurait, pour se dégager de toute responsabilité et pour plaire à l’Empereur, qu’il n’avait aucune conviction, arrêtée à l’endroit de tel ou tel projet. Un autre, désireux de se bien poser, s’emparait d’une observation faite en passant par l’Empereur, pour la développer au conseil suivant, criait à tue-tête, gesticulait, se disputait, provoquait au besoin ceux qui étaient d’un avis contraire, afin d’attirer l’attention du Souverain et de témoigner de son dévouement au bien général.