voulait dire: «Je comprends, votre devoir est de parler ainsi, mais vous n’en croyez pas un mot, je vous ai convaincu du contraire!»
Le laissant achever sa réponse, Napoléon huma une nouvelle prise de tabac, et frappa du pied le plancher. C’était un signal, car, à l’instant, les portes s’ouvrirent, et un chambellan offrit à l’Empereur son chapeau et ses gants, en s’inclinant avec respect devant lui, tandis qu’un autre lui tendait son mouchoir de poche. Il n’eut pas l’air de les voir.
«Assurez en mon nom votre Empereur, continua-t-il, que je lui suis dévoué comme par le passé; je le connais, et j’apprécie hautement ses grandes qualités. Je ne vous retiens plus, général; vous recevrez ma réponse à l’Empereur…» Et, saisissant son chapeau, il marcha rapidement vers la sortie; sa suite se précipita aussitôt sur l’escalier pour le précéder et l’attendre au bas du perron.
VII
Après cette explosion de colère et ces dernières paroles si sèches, Balachow resta convaincu que Napoléon ne le ferait plus demander, et éviterait même de le voir, lui, l’ambassadeur humilié, témoin de son emportement déplacé. Mais, à sa grande surprise, il fut invité par Duroc à la table de l’Empereur pour ce même jour. Bessières, Caulaincourt et Berthier y dînaient également.
Napoléon reçut Balachow avec affabilité et sans laisser percer dans son accueil plein de bonne humeur la moindre trace d’embarras: c’était lui, au contraire, qui tâchait de mettre son hôte à l’aise. Il était si convaincu d’être infaillible, que tous ses actes, qu’ils s’accordassent ou non avec la loi du bien et du mal, devaient forcément être justes, du moment qu’ils étaient siens.
Sa promenade à cheval par les rues de Vilna, où le peuple se portait en masse à sa rencontre en l’acclamant avec enthousiasme, où sur son passage toutes les fenêtres étaient pavoisées de tapis et de drapeaux, et où les dames polonaises agitaient leurs mouchoirs en le saluant, l’avait fort bien disposé.
Il s’entretint avec Balachow aussi cordialement que s’il faisait partie de son entourage, de ceux qui approuvaient ses plans, et qui se réjouissaient de ses succès. La conversation tombant entre autres sur Moscou, il le questionna sur la grande ville, comme aurait pu le faire un voyageur désireux de se faire renseigner sur un nouveau pays qu’il compte visiter, avec la persuasion que son interlocuteur devait, en sa qualité de Russe, se trouver flatté de l’intérêt qu’il témoignait:
«Combien Moscou possède-t-il d’habitants, de maisons, d’églises? L’appelle-t-on vraiment la ville sainte?» demanda-t-il, et à la réponse, que lui fit Balachow qu’il y avait plus de deux cents églises:
«À quoi bon cette quantité? Répliqua-t-il.
— Les Russes sont très pieux, dit le général.
— Il est du reste à observer qu’un grand nombre d’églises dénote toujours chez un peuple une civilisation arriérée,» repartit Napoléon en se retournant vers Caulaincourt.
Balachow exprima respectueusement un avis contraire:
«Chaque pays a ses usages, dit-il.
— Peut-être, mais rien de pareil ne se rencontre plus en Europe, objecta Napoléon.
— Que Votre Majesté veuille bien m’excuser, mais, en dehors de la Russie, il y a l’Espagne, où le chiffre des églises et des couvents est incalculable.»
Cette réponse, qui produisit grand effet à la cour de l’Empereur Alexandre, comme Balachow le sut plus tard, car elle rappelait la récente défaite des Français en Espagne, n’en fit aucun à la table de Napoléon, où elle passa inaperçue.
Les visages indifférents de messieurs les maréchaux disaient qu’ils n’en avaient compris ni le sel ni l’intention calculée: «Si cela avait été spirituel, nous l’aurions deviné, semblaient-ils dire, donc il n’en est rien». Napoléon en saisit si peu la portée, qu’il s’adressa aussitôt à Balachow en le priant naïvement de lui indiquer les villes situées sur le parcours le plus direct entre Vilna et Moscou. L’ambassadeur, qui pesait chacune de ses paroles, répondit que, de même que tout chemin menait à Rome, tout chemin menait aussi à Moscou; qu’il y en avait plusieurs, entre autres celui qui passait par Poltava, et que Charles XII avec choisi! Il avait eu à peine le temps de s’applaudir, à part lui, de cet heureux à propos, que Caulaincourt changea de sujet de conversation en énumérant les difficultés de la route entre Pétersbourg et Moscou.
On prit ensuite le café dans le cabinet de Napoléon, qui, s’asseyant et portant à ses lèvres une tasse en porcelaine de Sèvres, indiqua un siège à Balachow.
Il existe dans l’homme une involontaire disposition d’esprit qui s’empare de lui généralement après le dîner; elle a le privilège de le rendre satisfait et content de lui-même, et de lui faire trouver partout des amis! Napoléon subissait cette influence: comme le commun des mortels, il lui semblait n’être entouré dans ce moment que d’adorateurs au même degré, sans en excepter Balachow.
«Ce cabinet, dit-il en s’adressant à lui avec un sourire aimable quoique railleur, est, à ce qu’il paraît, celui qu’occupait l’Empereur Alexandre. Avouez, général, que la coïncidence est au moins étrange.» Il semblait persuadé que cette réflexion, preuve évidente de sa supériorité sur l’Empereur de Russie, ne pouvait qu’être agréable à son interlocuteur.
Balachow se borna à lui faire une inclination de tête affirmative.
«Oui, dans cette pièce, il y a quatre jours, Stein et Wintzingerode se concertaient, poursuivit Napoléon d’un ton toujours railleur. Je ne puis vraiment comprendre que l’Empereur Alexandre se soit rapproché de mes ennemis personnels… je ne le comprends pas!… Il n’a donc pas réfléchi que je pouvais en faire autant?» Ces derniers mots réveillèrent en lui l’irritation à peine calmée du matin.
«Qu’il sache que je le ferai, dit-il en se levant et en repoussant sa tasse. Je chasserai de l’Allemagne toute sa parenté, du Wurtemberg, de Bade, de Weimar… Oui, je les chasserai! Qu’il leur prépare donc un refuge en Russie!»
Balachow fit un mouvement qui exprimait à la fois son désir de se retirer et ce qu’il y avait de pénible dans l’obligation où il se trouvait d’écouter sans rien répondre, mais Napoléon ne le remarqua pas, et il continua à le traiter, non comme l’ambassadeur de son ennemi, mais comme un homme dont le dévouement lui était forcément acquis, et qui devait se réjouir, à coup sûr, de l’humiliation infligée à celui qui avait été son maître.
«Pourquoi l’Empereur Alexandre a-t-il pris le commandement de ses armées? Pourquoi?… La guerre est mon métier, le sien est de régner! Pourquoi a-t-il assumé une telle responsabilité?» Napoléon ouvrit sa tabatière, fit quelques pas dans la chambre, puis, tout à coup, marcha brusquement vers Balachow.
«Eh bien, vous ne dites rien, admirateur et courtisan du Tsar?» lui demanda-t-il d’un ton moqueur, destiné à montrer clairement qu’il n’admettait pas qu’on pût, en sa présence, avoir la moindre admiration pour un autre que pour lui… Les chevaux pour le général sont-ils prêts? Ajouta-t-il en répondant par un signe de tête au salut de Balachow… Donnez-lui les miens, il a loin à aller!»
Balachow, chargé par Napoléon d’une lettre pour l’Empereur Alexandre, la dernière qu’il lui écrivit, rendit compte au Tsar de l’accueil qui lui avait été fait… et la guerre éclata!
VIII
Le prince André quitta Moscou peu de temps après son entrevue avec Pierre, et se rendit à Pétersbourg; il disait que c’était pour ses affaires, mais en réalité c’était pour y découvrir Kouraguine, avec qui il tenait à avoir une rencontre. Kouraguine, averti par son beau-frère, s’empressa de s’éloigner, et obtint du