contenant «l’assurance sincère qu’il ne voulait pas de guerre», et se terminant par des protestations d’affection et d’estime éternelles, il allait rejoindre l’armée, et donnait, à chaque nouveau relais, des ordres incessants à l’effet d’accélérer la marche des troupes dirigées de l’Occident vers l’Orient. Il voyageait dans une voiture fermée, attelée de six chevaux, accompagné de pages, d’aides de camp et d’une nombreuse escorte; sa route était tracée par Posen, Thorn, Danzig, Kœnigsberg, et dans chacune de ces villes des milliers d’individus se portaient à sa rencontre avec un enthousiasme mêlé de terreur.
Suivant la même direction que ses troupes, il coucha, le 10 juin, à Wilkovisky, dans la maison d’un comte polonais, qui avait été préparée pour le recevoir, rejoignit et dépassa l’armée, arriva le lendemain sur les bords du Niémen, et, mettant un uniforme polonais, descendit de sa calèche pour examiner le lieu désigné pour le passage des troupes.
À la vue des cosaques postés sur la rive opposée, et des steppes qui s’étendaient à perte de vue jusqu’à Moscou, la ville sainte, cette capitale d’un Empire qui lui rappelait celui d’Alexandre le Grand, il ordonna pour le lendemain la marche en avant, contrairement à toutes les prévisions de la diplomatie et à toutes les dispositions de la stratégie… et ses troupes traversèrent le Niémen au jour fixé!
Le 24, de grand matin, il sortit de sa tente, placée sur la rive gauche du fleuve, pour suivre avec une lunette d’approche, du haut de l’escarpement, les mouvements de ses armées, dont les flots vivants s’écoulaient hors du bois et se répandaient par les trois ponts établis sur le Niémen. Ces armées savaient que l’Empereur était là, elles le cherchaient même du regard, et lorsqu’elles l’avaient aperçu sur la hauteur, avec sa redingote et son petit chapeau, se détachant de la suite qui l’entourait, elles jetaient en l’air leurs bonnets aux cris de: «Vive l’Empereur!» et, continuant sans cesse à déboucher de l’immense forêt où elles étaient campées, elles franchissaient les ponts en masses compactes.
«On fera du chemin cette fois-ci… Oh! Quand il s’en mêle lui-même, ça chauffe, nom de…!… Le voilà! Vive l’Empereur!… – C’est donc là ces fameuses steppes de l’Asie! Vilain! Tout de même!… – Au revoir, Beauchet, je te réserve le plus beau palais de Moscou! Au revoir, bonne chance!… L’as-tu vu, l’Empereur?… prr!… – Si on me fait gouverneur aux Indes, Gérard, je te fais ministre du Cachemire, c’est arrêté!… Vive l’Empereur! Vive l’Empereur!…– Oh! Les gredins de cosaques! Comme ils filent!… Vive l’Empereur! Le vois-tu?… Je l’ai vu deux fois comme je te vois, le petit caporal!… Je l’ai vu donner la croix à un ancien. Vive l’Empereur!…» Et mille autres propos semblables s’échangeaient dans tous les rangs entre les vieux et les jeunes soldats… et sur toutes ces figures basanées rayonnait un sentiment unanime de joie, causé par l’ouverture de la campagne si impatiemment attendue, et de dévouement exalté pour cet homme en redingote grise, placé là-haut sur la colline.
Le 25 juin, monté sur un petit cheval arabe pur sang, Napoléon arriva au galop jusqu’à un des trois ponts, au bruit des clameurs assourdissantes qui le saluaient au passage, et qu’il ne tolérait que parce qu’il lui était impossible d’interdire ces bruyants témoignages d’affection. On voyait cependant qu’ils le fatiguaient et détournaient son attention des préoccupations militaires qui l’absorbaient en ce moment. Traversant un ponton qui fléchit sous le galop de son cheval, il prit la direction de Kovno, précédé des chasseurs de la garde, qui lui frayaient, à grands cris, un passage à travers les troupes. Arrivé sur le bord du large Niémen, il s’arrêta devant un régiment de uhlans polonais:
«Vive l’Empereur!» s’écrièrent les uhlans avec autant d’enthousiasme que les Français, et en rompant les rangs pour le mieux voir.
Napoléon examina le fleuve, descendit de cheval, s’assit sur une poutre qui gisait à terre, et, sur un signe de sa main, un page, rayonnant d’orgueil, lui remit une longue-vue, qu’il appuya sur l’épaule du jeune garçon, pour inspecter à son aise la rive opposée. Puis, étudiant la carte du pays qui était déployée devant lui entre des morceaux de bois, il murmura quelques mots sans lever la tête, et deux aides de camp s’élancèrent vers les uhlans:
«Qu’y a-t-il? Qu’a-t-il dit?» se demanda-t-on à l’instant dans les rangs du régiment dont le chef venait de recevoir l’ordre de découvrir un gué et de le passer.
Le colonel, un homme âgé et d’un extérieur agréable, demanda à l’aide de camp, en rougissant et en balbutiant d’émotion, l’autorisation de ne pas chercher de gué et de passer le fleuve à la nage avec tout son régiment. Il était facile de voir qu’un refus l’aurait désolé, aussi l’aide de camp s’empressa-t-il de l’assurer que l’Empereur ne saurait être mécontent de ce surcroît de zèle. À ces mots, le vieil officier, les yeux brillants de joie, brandit son sabre en criant vivat! Commanda à ses hommes de le suivre, et s’élança en avant en éperonnant sa monture; celle-ci se raidissant, il la frappa avec colère, et tous deux sautèrent et plongèrent au fond de l’eau, emportés dans la direction du courant. Tous les uhlans suivirent son exemple: les soldats s’accrochaient, désarçonnés, les uns aux autres, quelques chevaux se noyèrent, quelques hommes aussi, et le reste des cavaliers continua à nager, cramponnés à leur selle ou à la crinière de leurs bêtes. Ils allaient, autant que possible, en ligne droite, tandis qu’à une demi-verste de là il y avait un gué; mais ils étaient fiers de nager ainsi et de mourir, au besoin, sous les yeux de l’homme qui était assis là-haut sur une poutre, et qui ne daignait même pas les regarder!
Lorsque l’aide de camp revint auprès de l’Empereur, et qu’il se fut permis d’attirer son attention sur le dévouement des Polonais à sa personne, le petit homme en redingote grise se leva, appela Berthier, et marcha avec lui le long du fleuve en lui donnant ses ordres, et en jetant de temps à autre un coup d’œil mécontent sur les soldats qui, en se noyant, lui causaient des distractions. Ce n’était pas chose nouvelle pour lui d’être sûr que, depuis les déserts de l’Afrique jusqu’aux steppes de la Moscovie, sa présence suffisait pour exalter les hommes au point de lui faire, sans hésiter, le sacrifice même de leur vie. Il remonta à cheval, et retourna à son campement.
Quarante uhlans disparurent, malgré les bateaux envoyés à leur secours. Le gros du régiment fut refoulé vers le bord qu’il venait de quitter: seuls le colonel et quelques soldats passèrent heureusement, et grimpèrent tout ruisselants d’eau sur la rive opposée. À peine l’eurent-ils atteinte, qu’ils crièrent de nouveau vivat! Et qu’ils cherchèrent des yeux la place occupée par Napoléon. Bien qu’il n’y fût plus, ils se sentaient en ce moment complètement heureux!
Le soir même, Napoléon, après avoir lancé l’ordre d’accélérer l’envoi des faux assignats destinés à la Russie, et après avoir fait fusiller un Saxon sur lequel on avait saisi des renseignements sur la situation de l’armée française, décora de l’ordre de la Légion d’honneur, dont il était le chef suprême, le colonel des uhlans qui, sans nécessité, s’était précipité dans l’endroit le plus profond du fleuve!… Quos vult perdere, Jupiter dementat!
III
L’Empereur Alexandre, établi à Vilna depuis plus d’un mois, y employait tout son temps à des revues et des manœuvres. Rien n’était prêt pour la guerre, bien qu’elle fût prévue depuis longtemps, et c’était pour s’y préparer que l’Empereur avait quitté Pétersbourg. Il n’existait aucun plan général, et l’indécision quant au choix à faire entre tous ceux que l’on proposait ne fit qu’augmenter, à la suite des quatre semaines le séjour de Sa Majesté au quartier général. Chacune des trois armées avait son commandant en chef, mais il n’y avait pas de généralissime, et l’Empereur ne voulait pas en assumer les fonctions. Plus il restait à Vilna, plus les préparatifs traînaient en longueur, et il semblait que les efforts de l’entourage impérial n’eussent d’autre but que de faire oublier à Sa Majesté la guerre prochaine, et