León Tolstoi

Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï


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loin de lui des pensées par trop accablantes.

      Le prince Mestchersky ne tarda pas à les quitter, et le prince André, prenant le bras de Pierre, l’emmena dans sa chambre. Un lit de camp venait d’y être déballé, et des caisses, des malles ouvertes gisaient tout autour. S’approchant de l’une d’elles, il en retira une cassette, et y prit un paquet soigneusement enveloppé. Il garda le silence, et ses mouvements étaient brusques et saccadés; se relevant avec vivacité, il hésita une seconde, et, tournant vers Pierre un visage sombre:

      «Pardon de te déranger…» dit-il à travers ses lèvres serrées. Pierre, pressentant qu’il allait lui parler de Natacha, ne put dissimuler, sur sa bonne et large figure, un sentiment de sympathie et de compassion qui ne fit qu’augmenter la sourde irritation de son ami; André s’efforçait de prendre un ton ferme, mais sa voix sonnait faux: «J’ai essuyé un refus de la part de la comtesse Rostow… J’ai vaguement entendu parler d’une proposition, ou de quelque chose de semblable, qui lui aurait été faite par ton beau-frère… Est-ce vrai?

      — C’est vrai, et ce n’est pas vrai, répondit Pierre.

      — Voici ses lettres et son portrait, poursuivit le prince André en l’interrompant. Rends-les à la comtesse…, si tu la vois.

      — Elle est très malade.

      — Elle est donc ici?… Et le prince Kouraguine? Demanda-t-il vivement.

      — Il est parti il y a longtemps: elle a été à toute extrémité!…

      — Sa maladie me fait beaucoup de peine…» Et le sourire méchant de son père passa sur ses lèvres serrées: «Monsieur Kouraguine ne l’a donc point honorée de sa main?

      — Il ne pouvait l’épouser, étant marié.

      — Et puis-je savoir où se trouve à présent Monsieur votre beau-frère?

      — Il est allé à Péters… je n’en sais rien au juste.

      — Du reste, cela m’est indifférent. Tu diras à la comtesse Rostow qu’elle a toujours été et est encore parfaitement libre, et que je lui souhaite tout le bien possible.»

      Pierre prit le paquet de lettres. Le prince André, qui semblait chercher s’il n’avait rien oublié de tout ce qu’il avait à dire, et attendre que Pierre lui fît quelque autre confidence, l’interrogea du regard:

      «Écoutez-moi, rappelez-vous notre discussion à Pétersbourg…

      — Je me la rappelle; je soutenais qu’il fallait pardonner à la femme tombée, mais je ne suis pas allé jusqu’à dire que je le ferais, le cas échéant… Je ne le puis pas!

      — Le cas n’est pas le même,» répliqua Pierre.

      Le prince André, sans le laisser achever, s’écria:

      «Oui, aller redemander sa main, être généreux, et ainsi de suite… C’est très noble certainement, mais je me sens incapable de marcher sur les brisées de «Monsieur» Kouraguine. Si tu tiens à rester mon ami, ne me parle plus jamais d’elle, ni de tout cela!… Et maintenant adieu… Tu lui remettras ces lettres, n’est-ce pas?»

      Pierre le quitta et alla trouver la princesse Marie; elle était en ce moment auprès de son vieux père, qui lui parut plus gai que de coutume. Rien qu’à les voir, il comprit tout de suite de quel mépris et de quelle inimitié ils étaient animés contre les Rostow, et qu’il était impossible de prononcer devant eux le nom de celle qui aurait pu, à tout prendre, trouver facilement un autre parti que le prince André.

      Il fut question à table de la guerre qui allait éclater. Le prince André parlait sans discontinuer, se querellant tantôt avec son père, tantôt avec Dessalles, poussé par une excitation fébrile, dont Pierre ne devinait que trop bien la cause.

      XXII

      Pierre retourna chez les Rostow dans la soirée pour remplir sa mission. Natacha était au lit, le comte au club; il remit les lettres à Sonia, et passa chez Marie Dmitrievna, qui était très désireuse de savoir comment le prince André avait supporté sa déception. Sonia entra un instant après:

      «Natacha tient à voir le comte, dit-elle.

      — Mais comment le mener chez elle, où tout est en désordre? Demanda Marie Dmitrievna.

      — Elle s’est levée, et attend le comte au salon,» répliqua Sonia.

      Marie Dmitrievna haussa les épaules:

      «Quand sa mère arrivera-t-elle? Je suis à bout de forces. Quant à toi, ménage-la, ne lui dis pas tout; elle fait tellement pitié, qu’on n’a pas le cœur de l’accabler.»

      Natacha, amaigrie, pâle, mais n’ayant nullement l’air humilié, comme Pierre s’y attendait, le reçut debout au milieu du salon. Elle hésita en le voyant entrer, ne sachant si elle devait avancer ou rester en place.

      Il pressa le pas, pensant que, comme toujours, elle allait lui tendre la main, mais elle s’arrêta tout à coup en suffoquant, et laissa retomber ses bras le long de son corps: c’était, sans qu’elle y songeât, sa pose habituelle, lorsque autrefois elle se préparait à chanter au milieu de la salle; mais aujourd’hui, comme l’expression de sa figure était changée!

      «Pierre Kirilovitch, lui dit-elle précipitamment, le prince Bolkonsky était votre ami… est votre ami, ajouta-t-elle en se reprenant, car il lui semblait, au milieu de ce chaos, que rien de ce qui avait été n’existait plus. Il m’a dit de m’adresser à vous si…»

      Pierre la regardait en silence; jusqu’à ce moment il l’avait, à part lui, accablée de reproches sanglants, il avait même essayé de la mépriser dans le fond de son cœur; mais à présent, à mesure qu’il sentait grandir la compassion qu’elle lui inspirait, ses reproches s’envolaient un à un.

      «Il est ici, dites-lui que je le prie de… me pardonner!» Sa voix se brisa, elle était vaincue par l’émotion, mais elle ne pleurait pas.

      «Oui, je le lui dirai,» murmura Pierre, ne sachant que lui répondre.

      Natacha, effrayée de l’intention qu’il pouvait prêter à ses paroles, reprit vivement:

      «Oh! Je sais que tout est fini, et que cela ne peut plus se renouer, mais je suis tourmentée du mal que je lui ai fait. Dites-lui qu’il me pardonne, qu’il me pardonne!… ajouta-t-elle en tremblant convulsivement, et en se laissant tomber sur un fauteuil.

      — Oui, je lui dirai tout, répondit Pierre avec une profonde émotion, mais j’aurais désiré savoir une chose…

      — Laquelle?

      — J’aurais voulu savoir si vous avez aimé ce… (il rougit, ne sachant comment qualifier Anatole…) si vous avez aimé ce vilain homme?

      — Oh! Ne l’appelez pas ainsi! Je ne sais pas… je ne sais plus rien!»

      Une pitié, telle qu’il n’en avait jamais ressenti une pareille, un sentiment de profonde et ineffable tendresse, envahit si violemment l’âme de Pierre, que les larmes jaillirent de ses yeux: il les sentait couler sous les verres de ses lunettes, et espérait qu’elle ne les remarquerait pas:

      «N’en parlons plus, mon enfant,» lui dit-il en se remettant peu à peu. Natacha fut frappée de la douceur et de la sincérité de sa voix. «N’en parlons plus, mon enfant, répéta-t-il; je lui dirai tout, mais au moins accordez-moi une chose: considérez-moi comme votre ami; si jamais il vous faut un conseil, un appui, ou simplement si vous avez besoin d’épancher votre cœur dans un autre… pas à présent, mais lorsque vous verrez clair au dedans de vous-même, souvenez-vous de moi!…» Et, lui prenant la main, il la baisa. «Je serais heureux de pouvoir vous être utile…

      — Ne me parlez pas ainsi, je ne le mérite pas!» s’écria Natacha, en se levant pour s’en