León Tolstoi

Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï


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s’écria Pierre avec une violence qu’accentuaient encore les mots français qu’il employait, et en le menaçant d’un lourd presse-papiers, qu’il remit aussitôt sur son bureau. «Avez-vous promis mariage?… Parlez!

      — Je… je… ne crois pas… Du reste, je n’aurais pu le promettre…

      — Avez-vous de ses lettres, en avez-vous?» s’écria Pierre en l’interrompant et en se rapprochant de lui.

      Anatole le regarda, plongea vivement sa main dans sa poche et en retira un portefeuille.

      Pierre saisit la lettre qu’il lui tendit, et, le poussant avec force de côté, se laissa tomber sur le divan:

      «Je ne vous toucherai pas, ne craignez rien,» ajouta-t-il en répondant à un geste terrifié d’Anatole. «Les lettres d’abord! Continua Pierre avec une nouvelle insistance… Ensuite vous quitterez Moscou demain même!

      — Mais comment pourrais-je…?

      — Troisièmement, vous ne direz jamais un mot, une syllabe de ce qui s’est passé entre vous et la comtesse: je n’ai pas sans doute le moyen de vous y contraindre, mais si vous avez conservé un reste d’honnêteté, vous…»

      Il se leva et fit quelques pas en silence. Anatole, assis à une table, se mordait les lèvres et fronçait les sourcils.

      «Vous devez pourtant comprendre qu’en dehors de vos plaisirs il y a le bonheur et le repos d’autrui, et que, pour vous amuser, vous ruinez toute une existence. Amusez-vous avec des femmes comme la mienne, si cela vous plaît: celles-là, du moins, savent ce qu’on attend d’elles, et avec elles vous êtes dans votre droit: elles ont, pour se défendre, les mêmes armes que vous, l’expérience que donne la corruption! Mais promettre le mariage à une jeune fille, la tromper, lui voler son honneur…! Comment ne voyez-vous pas que c’est aussi lâche que de frapper un vieillard ou un enfant!…» Pierre se tut et regarda sans colère Anatole d’un air interrogateur.

      «Ma foi, je n’en sais rien, répliqua Anatole qui retrouvait son aplomb à mesure que Pierre se calmait. Je n’en sais rien et n’en veux rien savoir, mais vous m’avez dit des choses que, comme homme d’honneur, je ne saurais ni entendre ni ne laisser dire.»

      Pierre le regarda stupéfait, et se demanda où il voulait en venir.

      «Bien que vous me les ayez dites en tête-à-tête, je ne puis pas les…

      — Vous me demandez satisfaction? Dit Pierre avec ironie.

      — Vous pouvez au moins rétracter vos paroles… si vous tenez à ce que j’agisse comme vous le désirez… Hein?

      — Je les rétracte, je le les rétracte, et vous prie de m’excuser, murmura Pierre en regardant involontairement le trou qu’avait lissé après lui le bouton qu’il avait arraché. Et je puis même vus offrir de l’argent pour faire la route, s’il vous en faut?»

      Anatole sourit; ce sourire banal et servile, si habituel à Hélène, l’exaspéra:

      «Oh! Race infâme et sans cœur!» s’écria-t-il en quittant la chambre.

      Le lendemain matin, Anatole était parti pour Pétersbourg.

      XXI

      Pierre se rendit chez Marie Dmitrievna et lui annonça qu’il s’était conformé en tous points à sa volonté, et que Kouraguine n’était plus à Moscou. Il trouva toute la maison bouleversée et consternée. Natacha était très gravement malade, et Marie Dmitrievna lui confia, sous le sceau du plus grand secret, que dans la nuit qui avait suivi la révélation du mariage d’Anatole, elle s’était empoisonnée avec de l’arsenic qu’elle s’était procuré en cachette. Après en avoir avalé une petite dose, la terreur s’était emparée d’elle, et, réveillant Sonia, elle lui avait avoué ce qu’elle venait de faire. Comme on avait employé à temps les moyens les plus énergiques, tout danger était maintenant conjuré; mais, comme son état de faiblesse s’opposait à un prochain départ, on avait prévenu la comtesse, et on l’attendait bientôt. Pierre rencontra le comte, effaré, abattu, et Sonia qui pleurait à chaudes larmes. Natacha était invisible.

      Il dîna ce jour-là au club: chacun y parlait de l’enlèvement manqué, mais il persista à le nier avec opiniâtreté; il se disait qu’il était de son devoir d’étouffer cette triste affaire, et de sauver la réputation de Natacha, et il assurait à qui voulait l’entendre qu’elle avait tout simplement refusé la main de son beau-frère.

      Le retour du prince André lui inspirait une vive crainte.

      Les bruits de la ville étant parvenus aux oreilles du vieux prince, grâce à MlleBourrienne, il avait exigé qu’on lui montrât la lettre de refus envoyée par Natacha à la princesse Marie. Cette lecture l’avait mis de belle humeur, et il attendait son fils avec une joyeuse impatience.

      Peu de jours après le départ d’Anatole, Pierre reçut enfin un mot du prince André, qui le priait de passer chez lui.

      Il était arrivé la veille au soir, et son père, lui remettant aussitôt le billet de Natacha, que MlleBourrienne avait traîtreusement enlevé à la princesse Marie, s’était plu à lui conter l’enlèvement de sa fiancée, en y ajoutant force détails de son invention.

      Pierre, qui s’attendait à le trouver dans un état semblable à celui de Natacha, fut frappé de surprise, en entrant dans le salon, de l’entendre parler très haut et avec vivacité, dans la pièce voisine, d’une récente intrigue dont Spéransky avait été la victime. La princesse Marie vint à sa rencontre en soupirant; indiquant du regard le cabinet de son frère, elle essayait de témoigner de la sympathie à sa douleur, mais Pierre lut sans peine sur sa figure la satisfaction que lui causait cette rupture, et l’effet qu’avait produit sur elle la trahison de Natacha.

      «Il assure qu’il s’y attendait, dit-elle… Sans doute sa fierté l’empêche de dire tout ce qu’il pense, mais, quoi qu’il en soit, il se soumet avec beaucoup plus de philosophie que je ne m’y attendais.

      — Est-ce que vraiment la rupture est complète?» demanda Pierre.

      La princesse Marie le regarda, étonnée: elle ne comprenait pas qu’on pût encore en douter. Pierre passa dans le cabinet; son ami, en habit civil, debout en face de son père et du prince Mestchersky, discutait et gesticulait avec chaleur. Sa santé, on le voyait, s’était tout à fait rétablie, mais une nouvelle ride se creusait entre ses sourcils. Il parlait de Spéransky, de son exil imprévu, de sa prétendue trahison, dont le bruit venait seulement de parvenir à Moscou.

      «Tous ceux qui, il y a un mois, le portaient aux nues, disait le prince André, ceux-là même qui étaient incapables d’apprécier ses desseins, l’accusent et le condamnent aujourd’hui! Rien n’est facile comme de juger un homme en disgrâce et de le rendre responsable des fautes qu’un autre a commises; quant à moi, je soutiens que, s’il a été fait quelque bien sous ce règne, c’est à lui seul qu’on le doit.» Il s’interrompit à la vue de Pierre: un tressaillement nerveux passa sur son visage, et une violente irritation se peignit sur ses traits: «La postérité lui rendra justice!» ajouta-t-il.

      «Ah! Te voilà! Continua-t-il en se tournant vers Pierre, tu vas bien?… Il me semble que tu as encore engraissé!» Et il reprit avec vivacité la discussion entamée, pendant que la ride de son front s’accentuait de plus en plus.

      «Oui, je vais bien,» répondit-il à une question de Pierre, d’un air qui semblait dire: «Je me porte bien, mais qu’importe ma santé, qui intéresse-t-elle?» Après avoir échangé quelques mots avec lui sur le mauvais état des routes depuis la frontière de Pologne, sur les personnes qu’il avait vues et qui connaissaient Pierre, sur le gouverneur suisse, M. Dessalles, qu’il avait ramené pour son fils, il se mêla de nouveau, avec une vivacité toujours croissante, à la conversation qui se continuait entre les deux vieillards.

      «S’il y