León Tolstoi

Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï


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ne peut être autrement avec ce bruit, répondit la demoiselle, en toisant Anna Mikhaïlovna comme une étrangère.

      — Ah! Chère, je ne vous reconnaissais pas, s’écria celle-ci avec joie en s’approchant d’elle. Je viens d’arriver, et je suis accourue pour vous aider à soigner mon oncle! Combien vous avez dû souffrir!» ajouta-t-elle en levant les yeux au ciel.

      La jeune princesse tourna sur ses talons et sortit sans dire un mot.

      Anna Mikhaïlovna ôta ses gants, et, s’établissant dans un fauteuil comme dans un retranchement conquis, elle engagea le prince à s’asseoir à ses côtés.

      «Boris, je vais aller chez le comte, chez mon oncle; toi, mon ami, en attendant, va chez Pierre, et fais-lui part de l’invitation des Rostow. Ils l’invitent à dîner, tu sais?… Mais il n’ira pas, je crois, dit-elle en se tournant vers le prince Basile.

      — Pourquoi pas? Reprit celui-ci avec une mauvaise humeur bien visible; je serai très content que vous me débarrassiez de ce jeune homme. Il s’est installé ici, et le comte n’a pas demandé une seule fois à le voir.»

      Il haussa les épaules et sonna. Un valet de chambre parut et fut chargé de conduire Boris chez Pierre Kirilovitch en prenant par un autre escalier.

      XVI

      C’était la vérité. Pierre n’avait pas eu le loisir de se choisir encore une carrière, par suite de son renvoi de Pétersbourg à Moscou pour ses folies tapageuses. L’histoire racontée chez les Rostow était authentique. Il avait, de concert avec ses camarades, attaché l’officier de police sur le dos de l’ourson!

      De retour depuis peu de jours, il s’était arrêté chez son père, comme d’habitude. Il supposait avec raison que son aventure devait être connue et que l’entourage féminin du comte, toujours hostile à son égard, ne manquerait pas de le monter contre lui. Malgré tout, il se rendit le jour même de son arrivée dans l’appartement de son père et s’arrêta, chemin faisant, dans le salon où se tenaient habituellement les princesses, pour leur dire bonjour. Deux d’entre elles faisaient de la tapisserie à un grand métier, tandis que la troisième, l’aînée, leur faisait une lecture à haute voix.

      Son maintien était sévère, sa personne soignée, mais la longueur de son buste sautait aux yeux: c’était celle qui avait feint d’ignorer la présence d’Anna Mikhaïlovna. Les cadettes, toutes deux fort jolies, ne se distinguaient l’une de l’autre que par un grain de beauté, qui était placé chez l’une juste au-dessus de la lèvre et qui la rendait fort séduisante. Pierre fut reçu comme un pestiféré. L’aînée interrompit sa lecture et fixa sur lui en silence des regards effrayés; la seconde, celle qui était privée du grain de beauté, suivit son exemple; la troisième, moqueuse et gaie, se pencha sur son ouvrage pour cacher de son mieux le sourire provoqué par la scène qui allait se jouer et qu’elle prévoyait. Elle piqua son aiguille dans le canevas et fit semblant d’examiner le dessin, en étouffant un éclat de rire.

      «Bonjour, ma cousine, dit Pierre, vous ne me reconnaissez pas?

      — Je ne vous reconnais que trop bien, trop bien!

      — Comment va le comte? Puis-je le voir? Demanda Pierre avec sa gaucherie habituelle, mais sans témoigner d’embarras.

      — Le comte souffre moralement et physiquement, et vous avez pris soin d’augmenter chez lui les souffrances de l’âme.

      — Puis-je voir le comte? Répéta Pierre.

      — Oh! Si vous voulez le tuer, le tuer définitivement, oui, vous le pouvez. Olga, va voir si le bouillon est prêt pour l’oncle; c’est le moment,» ajouta-t-elle, pour faire comprendre à Pierre qu’elles étaient uniquement occupées à soigner leur oncle, tandis que lui, il ne pensait évidemment qu’à lui être désagréable.

      Olga sortit. Pierre attendit un instant, et, après avoir examiné les deux sœurs:

      «Si c’est ainsi, dit-il en les saluant, je retourne chez moi, et vous me ferez savoir quand ce sera possible.»

      Il s’en alla, et la petite princesse au grain de beauté accompagna sa retraite d’un long éclat de rire.

      Le prince Basile arriva le lendemain et s’installa dans la maison du comte. Il fit venir Pierre:

      «Mon cher, lui dit-il, si vous vous conduisez ici comme à Pétersbourg, vous finirez très mal: c’est tout ce que je puis vous dire. Le comte est dangereusement malade; il est inutile que vous le voyiez.»

      À partir de ce moment, on ne s’inquiéta plus de Pierre, qui passait ses journées tout seul dans sa chambre du second étage.

      Lorsque Boris entra chez lui, Pierre marchait à grands pas, s’arrêtait dans les coins de l’appartement, menaçant la muraille de son poing fermé, comme s’il voulait percer d’un coup d’épée un ennemi invisible, lançant des regards furieux par-dessus ses lunettes et recommençant sa promenade en haussant les épaules avec force gestes et paroles entrecoupées.

      «L’Angleterre a vécu! Disait-il en fronçant les sourcils et en dirigeant son index vers un personnage imaginaire. M. Pitt, traître à la nation et au droit des gens, est condamné à…»

      Il n’eut pas le temps de prononcer l’arrêt dicté par Napoléon, représenté en ce moment par Pierre. Il avait déjà traversé la Manche et pris Londres d’assaut, lorsqu’il vit entrer un jeune et charmant officier, à la tournure élégante. Il s’arrêta court. Pierre avait laissé Boris âgé de quatorze ans et ne se le rappelait plus; malgré cela, il lui tendit la main en lui souriant amicalement, par suite de sa bienveillance naturelle.

      «Vous ne m’avez pas oublié? Dit Boris, répondant à ce sourire. Je suis venu avec ma mère voir le comte, mais on dit qu’il est malade.

      — Oui, on le dit; on ne lui laisse pas une minute de repos,» reprit Pierre, qui se demandait à part lui quel était ce jeune homme.

      Boris voyait bien qu’il ne le reconnaissait pas; mais, trouvant qu’il était inutile de se nommer et n’éprouvant d’ailleurs aucun embarras, il le regardait dans le blanc des yeux.

      «Le comte Rostow vous invite à venir dîner chez lui aujourd’hui, dit-il après un silence prolongé, qui commençait à devenir pénible pour Pierre.

      — Ah! Le comte Rostow, s’écria Pierre joyeusement; alors vous êtes son fils Élie. Figurez-vous que je ne vous reconnaissais pas. Vous rappelez-vous nos promenades aux montagnes des Oiseaux en compagnie de MmeJacquot, il y a de cela longtemps?

      — Vous vous trompez, reprit Boris sans se presser et en souriant d’un air assuré et moqueur. Je suis Boris, le fils de la princesse Droubetzkoï. Le comte Rostow s’appelle Élie et son fils Nicolas, et je n’ai jamais connu de MmeJacquot.»

      Pierre secoua la tête et promena ses mains autour de lui, comme s’il voulait chasser des cousins ou des abeilles.

      «Ah! Dieu! Est-ce possible? J’aurai tout confondu; j’ai tant de parents à Moscou… Vous êtes Boris, … oui, c’est bien cela… enfin c’est débrouillé! Voyons, que pensez-vous de l’expédition de Boulogne? Les Anglais auront du fil à retordre, si Napoléon parvient seulement à traverser le détroit. Je crois l’entreprise possible, … pourvu que Villeneuve se conduise bien.»

      Boris, qui ne lisait pas les journaux, ne savait rien de l’expédition et entendait prononcer le nom de Villeneuve pour la première fois.

      «Ici, à Moscou, les dîners et les commérages nous occupent bien autrement que la politique, répondit-il d’un air toujours moqueur: je n’en sais absolument rien et je n’y pense jamais! Il n’est question en ville que de vous et du comte.»

      Pierre sourit de son bon sourire, tout en ayant l’air de craindre que son interlocuteur ne laissât échapper quelque parole indiscrète; mais Boris s’exprimait d’un